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I

Le Duc d’Aumale devait assurément beaucoup à ses qualités natives et aux exemples qu’il recevait de sa famille. Il ne lui fut cependant pas inutile de grandir sous la direction d’un esprit aussi vigoureux que celui de Cuvillier-Fleury. Le prince courait surtout le danger de se laisser éblouir par la précocité de ses succès en tous genres. Au collège, à l’armée où il prenait si facilement le pas sur ses camarades, il aurait pu s’enorgueillir avec excès. Mais si par hasard une bouffée d’orgueil lui montait à la tête, Cuvillier-Fleury était là pour le rappeler à la modestie. La société a le droit de demander des comptes plus sévères à ceux que leur mérite élève au-dessus des autres. Si la bonne fortune sert de pierre de touche pour estimer la valeur des caractères, on peut dire que peu de personnes l’ont mieux supportée, avec plus de simplicité, avec plus de bonne grâce aimable que le Duc d’Aumale. Aucune trace chez lui d’infatuation et d’enivrement. Après la prise de la Smalah qui est due à lui seul, à la promptitude de sa résolution, il ne veut pas qu’on lui attribue un mérite disproportionné, il se félicite simplement d’avoir réussi dans ce qu’il appelle un heureux incident de guerre.

L’homme qui s’est cuirassé de philosophie, qui ne se fait aucune illusion sur la vanité des choses humaines, sera mieux préparé qu’un autre à supporter les coups de la destinée. Surpris par l’orage, le Duc d’Aumale auquel la prospérité n’avait jamais fait perdre la tête conserva tout son sang-froid et toute son énergie en face du malheur. Les premières lettres qu’il écrit d’Angleterre sont nécessairement tristes ; nous n’y surprenons néanmoins aucun indice de découragement ni de faiblesse. Mérite plus rare encore ! Le vaincu ne laisse entrevoir aucun sentiment d’amertume contre ses vainqueurs. Il ne se plaint de personne, il n’accuse personne. Il regrette seulement de ne plus pouvoir servir la France. « Ma conscience ne me reproche rien, écrit-il le 31 mars 1848. J’ai consacré au service de mon pays les plus belles années de ma vie que j’aurais pu passer dans toutes les jouissances du luxe ; j’aurais voulu le servir plus utilement ; je suis toujours prêt à lui consacrer mon bras et mon cœur. Mon dévouement à la France ne s’éteindra qu’avec