Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

consciences les unes sur les autres, et pour justifier la croyance à la réalité du devoir, ainsi qu’à la possibilité de l’accomplir ?

D’ailleurs, est-il donc si évident que la vertu consiste à se laisser mener par la collectivité ? et faut-il répéter que les grands créateurs d’idéal et de force morale ont été persécutés par leurs contemporains, donc se trouvaient en opposition avec la conscience de leur époque ? En réalité, la conscience collective d’aujourd’hui est le legs de quelques consciences individuelles des temps passés, devenu le fonds des consciences contemporaines. Et à telle conscience actuelle que l’on traite d’hérétique, il est réservé peut-être de surmonter et de remplacer la conscience collective qu’on lui oppose.

Suffirait-il, d’autre part, de chercher dans la nature elle-même, prise comme réalité spirituelle immanente à notre conscience et directement perceptible à notre expérience, ce divin, à la fois puissant et bon, dont on sent bien qu’on ne saurait se passer, si l’on veut que l’homme dispose, pour se hausser jusqu’à la vie morale, du point d’appui qui lui est nécessaire ? Il convient, à cet égard, d’apprécier la généreuse tentative de M. Delvolvé[1], pieux héritier de la pensée du profond artiste Carrière. Mais peut-on, dans cette voie, aboutir à une doctrine vraiment philosophique ? Nul doute que si, d’avance, on met dans la nature précisément tout ce qui est requis pour que l’homme réalise les fins morales, le problème de l’efficacité de la morale ne se trouve résolu, sans que l’on ait besoin de sortir de la nature. Mais il est impossible d’admettre que la nature elle-même nous soit donnée telle que la voit l’artiste enthousiaste ou le moraliste religieux. La nature pure et simple, c’est, pour le philosophe d’aujourd’hui, la collection de faits, observables par nos sens et se déterminant les uns les autres, que considère la science. Tout ce qui va au-delà est aperçu, non dans la nature, mais dans la conscience humaine traditionnelle, et, de celle-ci, transporté dans la nature, comme un principe d’ennoblissement et de transfiguration.

Il est vain de prétendre fonder sur l’expérience seule le postulat socratique : « Connaître le bien, c’est le faire. »


Que penser, enfin, des conditions du progrès touchant notre conception de l’idéal moral ? Ce progrès est-il possible par le

  1. Rationalisme et Tradition, par Jean Delvolvé, Paris, Alcan, 1910.