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Mais, entendue à la lettre, cette doctrine, en définitive, signifie que la vie n’existe pas. C’est le propre de la mécanique, de pouvoir décrire a priori la trajectoire d’un point dont les conditions de mouvement sont déterminées. Si la vie existe, elle n’est pas seulement développement, elle est évolution, ce qui, à y regarder de près, est tout autre chose. Le développement proprement dit ne met au jour que ce qui était préformé dans le germe : l’évolution fait apparaître des caractères que rien, peut-être, n’annonçait. Dans l’histoire, il est vrai, plusieurs pensent découvrir de véritables développemens, logiques et uniformes : c’est qu’ils les construisent après coup. Notre pensée marche à reculons, comme l’écrevisse. Partant de l’être tel qu’il est aujourd’hui, nous démêlons, parmi les formes qu’il a revêtues antérieurement, celles qui ont préparé la forme actuelle, et nous ignorons ou écartons les autres : le germe, alors, tel que nous l’avons idéalement composé, renferme en puissance toute l’histoire future de l’être en question. Mais la réalité est autre. Un vivant est un être qui cherche, essaie, tâtonne, joue ; se guidant sur son expérience, se travaillant et se modifiant lui-même, pour réussir dans les tâches qu’il se donne. Non qu’il crée purement et simplement, ex nihilo, les formes qu’il acquiert ; mais ce qui, en lui, préexiste, ce n’est pas une nature achevée et fixe, pareille à l’équation d’un géomètre, c’est un ensemble de facultés vivantes et souples, de véritables puissances d’action contingente et imprévisible.

L’histoire, certes, nous instruit sur la nature des êtres, en nous montrant quelles puissances ils ont déployées, et de quelle manière. Mais, si elle est si instructive et proprement irremplaçable, c’est que la destinée des êtres n’est pas préformée dans leur nature. Si elle l’était, un jour viendrait, tôt ou tard, où, cette nature ayant été exactement déterminée, il serait inutile de continuer à en observer les manifestations. L’histoire, alors, contente de glaner des anecdotes, comme fait le reporter, aux alentours des événemens importans, n’aurait plus rien de sérieux à nous apprendre. En somme, elle serait toute faite d’avance, écrite, de toute éternité, dans l’essence même des choses ; et elle perdrait tout ce qui, pour nous, en fait la réalité et l’intérêt.

Nous ne saurions donc, pour assigner les rapports de la morale et de la religion, nous contenter de considérer et