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— Ah ! lui répondit-elle, je me soucie bien des bouquets et de ces petits oiseaux piauleurs, c’est du pain qu’il nous faut. »

Oui, nous aimons vos palmiers murmurans, vos bengalis au doux ramage, et vos fleurs éclatantes des Tropiques, mais vous nous refusez ce qui est le pain bis du roman ; c’est-à-dire des caractères vrais, des situations vraisemblables, la peinture fidèle de la vie et du cœur humain. Et si, dites-vous, la poésie n’est qu’un mensonge, alors mentez d’un bout à l’autre sans vous couper. Ainsi font les grands menteurs qui seuls sont admirables ; c’est ce qu’a fait l’auteur de Peau d’Âne ; et, si Peau d’Âne m’était conté, j’y prendrais un plaisir extrême.

Mais, après avoir lu Paul et Virginie, je me dis : La société de l’époque de Louis XVI et son romancier, Bernardin de Saint-Pierre, ont en vain cherché à se rajeunir, l’eau de la fontaine de Jouvence n’a pas produit son effet. L’enfance a sa beauté, la vieillesse a aussi la sienne qui est sacrée, mais on ne peut les mêler ensemble sur un même visage ; et de petits sourires d’enfans cadrent mal avec les rides vénérables d’un vieillard.


II

Bernardin de Saint-Pierre avait dit dans la préface de son roman : « J’ai désiré réunir à la beauté de la nature entre les Tropiques la beauté morale d’une petite société ! » La première partie de son programme, Bernardin l’a admirablement remplie. La nature tropicale revit tout entière dans son œuvre ; elle la remplit de ses rayonnemens, de ses murmures, de ses parfums : c’est un charme, c’est une incantation, une magie !

Ce côté si merveilleusement réussi de Paul et Virginie, on peut me reprocher de l’avoir trop laissé dans l’ombre et par suite d’avoir été injuste dans le résultat général de mes appréciations. Malheureusement, au point de vue qui m’occupe, les paysages, tracés avec tant d’art et de vérité par l’auteur des Études de la Nature, ne pouvaient être pour moi que l’accessoire ; car je suis à la recherche de types moraux et, comme peintre de la nature morale, Bernardin de Saint-Pierre perd une partie de ses avantages ; le charme lui reste, un charme qu’il n’est pas question de lui contester. Mais, en ce qui concerne la vérité ou la vraisemblance, il y a bien des réserves à faire, sur