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Etant donné ces définitions, il est tout de suite évident que morale et religion sont incompatibles, et qu’entre elles il faut opter.

Que si je définis la morale : l’ensemble des règles rationnelles de la conduite humaine, et la religion : la représentation subjective de ces règles comme commandemens divins, il s’ensuivra que la religion n’est qu’un contrefort de la morale, et lui est subordonnée.

En revanche, je puis définir la religion : un ensemble de croyances obligatoires, liées à des pratiques définies qui se rapportent aux objets donnés dans ces croyances ; et la morale : nu système logique de formules abstraites, traduction intellectuelle des croyances religieuses. Il est, dès lors, aisément démontrable que la morale n’est qu’un extrait et une dépendance de la religion.

Ces théories sont plausibles chacune à sa manière, et, selon les auditoires, facilement victorieuses dans l’exposition professorale ou dans la discussion. La pratique de l’enseignement, des conférences et des joutes dialectiques fait grandement apprécier cette réduction des choses en concepts, qui donne à la parole tant de netteté et de sûreté, et qui permet si bien aux auditeurs de fixer sur le papier ou dans leur mémoire les points saillans et l’enchaînement du discours.

Mais le succès d’une méthode dans les concours de dialectique ne suffit pas à en garantir la valeur. La méthode conceptuelle a cet inconvénient de se prêter également à la démonstration des thèses les plus opposées. Ce phénomène résulte d’une insuffisance radicale.

Si bien agencée que soit une définition, elle est un système clos de concepts, que l’esprit substitue à la réalité. Or, comment s’assurer que la réalité tient vraiment dans nos formules ? En fait, on sait bien que le concept ne pourra jamais embrasser exactement le réel ; que celui-ci ne saurait se confondre avec l’extrait que l’on en recueille dans un récipient préparé d’avance. On se rassure, il est vrai, en supposant que ce qui demeure en dehors ne peut manquer d’être analogue à ce que l’on a retenu après un sérieux examen. Mais on ne fait, en cela, que prendre pour accordé ce qui est en question. Supposez que la faculté de produire du nouveau, la vie, qui se rencontre dans la nature, soit, singulièrement dans l’ordre moral, non une pure apparence, mais une réalité ; et il sera véritablement