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naturaliser dans le royaume des éternelles beautés que ne sauraient troubler les tempêtes de la vie, et d’être autre chose qu’un cœur sensible, qu’un père de famille, mais aussi un citoyen de la libre Angleterre, de pouvoir se passionner pour des idées, pour des intérêts généraux qui l’arrachent quelques heures aux misères de sa destinée. Et enfin, lorsque, le sort s’appesantissant de plus en plus sur lui, le vicaire se voit traîné en prison et enfermé dans un cachot, là encore il ne s’abandonne pas. Il entreprend de ramener au bien ses compagnons de servitude. Il leur prêche le repentir, leur annonce Dieu, lame immortelle ; et du milieu de la sombre nuit des cachots, il fait apparaître l’image rayonnante du ciel. — Le vicaire de Wakefield est un homme complet. Paul est une machine à sentir.

Je dis une machine ; car c’est bien d’une machine qu’il s’agit, fabriquée de main d’homme. Rousseau et Marivaux ont peint des cœurs sensibles qui étaient l’ouvrage de la nature, et qui, tragiques ou non, sont profondément vrais, de cette vérité qui ne passe point. Mais Paul et Virginie sont faux ; leurs sentimens sentent la fabrication, comme certains vins falsifiés qui contiennent du bois de Campêche et je ne sais quels autres ingrédiens chimiques. Oui, tout est faux dans ce roman, tout, sauf les sites et les paysages. Les deux héros nous offrent l’amalgame le plus bizarre de la sauvagerie et de la civilisation, amalgame qui caractérise les rêves d’une société raffinée qui aspire à se rajeunir. Paul et Virginie sont tout à la fois des sauvages et des civilisés, des habitans des Tropiques et des Parisiens contemporains de Louis XVI ; ils veulent être naïfs et ils ne le sont pas. Paul est un innocent qui par instans raisonne comme un disciple de Jean-Jacques, ou compose des madrigaux dans le goût de la meilleure compagnie. Virginie est tour à tour une enfant de la nature et, selon l’expression de l’auteur, une demoiselle sensible et vertueuse. Aussi leur langage trahit les incohérences de leur âme ; tous les tons s’y mêlent et s’y contrarient. Écoutez-les se déclarer l’un à l’autre leur amour :

Paul dit à Virginie : — « Mademoiselle, vous partez, dit-on, dans trois jours… vous trouverez bientôt, dans un nouveau monde, à qui donner le nom de frère, que vous ne me donnez plus… Mais pour être plus heureuse, où voulez-vous aller ? Dans quelle terre aborderez-vous qui vous soit plus chère que celle où vous êtes née ?… Où trouverez-vous une société plus aimable