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vie d’homme ; tantôt, on demande à l’observation et à l’induction, telles que les pratiquent les sciences expérimentales, l’établissement d’une certaine catégorie de lois positives, qu’on appelle lois morales ; tantôt, on voit dans la morale un art pratique, qui, en lui-même, comme l’industrie en général, n’a aucun principe propre, et qui n’est autre chose que l’application méthodique des principes théoriques fournis par une branche spéciale de la science, celle qui concerne les mœurs des hommes ou les conditions d’existence de la société. Réciproquement, la religion, aujourd’hui, se sent à l’étroit dans la sphère des choses purement spirituelles. Comment, d’ailleurs, se désintéresserait-elle des progrès d’un esprit laïque qui se propose précisément de l’anéantir ? Elle aussi reconnaît désormais l’union réelle, la solidarité inéluctable du temporel et du spirituel ; or elle considère comme indigne d’elle d’acheter la liberté dans l’autre monde au prix de la servitude dans celui-ci. Si l’esprit est, et s’il est souverain, tout lui doit obéissance. La prière du chrétien n’est-elle pas : Que la volonté divine s’accomplisse sur la terre, comme elle est réalisée dans le ciel !

Et ainsi, morale et religion apparaissent aujourd’hui comme prétendant chacune, respectivement, à l’empire. Et il semble que la seule issue possible de la lutte résultant de ces prétentions soit celle qu’exprime la formule célèbre : Ceci tuera cela !

Opinion, d’ailleurs, aujourd’hui fort répandue, et, par-là même, déjà propre à précipiter l’événement. Convient-il, toutefois, de s’y tenir, sous prétexte d’être de son temps et d’en partager les préjugés ? Qu’est-ce donc que la philosophie, sinon un examen calme et exempt de parti pris des opinions même les plus accréditées ? Il est incroyable à quel point une doctrine qui, à telle époque, était l’évidence même, apparaît, à telle autre, comme une simple curiosité historique. C’est que nos idées sont, plus que nous ne croyons, les reflets de nos actes, de nos passions, de nos habitudes contingentes et passagères. Et, alors même que nous essayons de raisonner, que de fois ne sommes-nous pas dupes de ce classique sophisme de l’alternative, qui, posant a priori comme contradictoires des choses qui, en réalité, ne sont que différentes, nous somme brutalement d’opter pour l’une ou pour l’autre ?