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temporelle à la vie spirituelle. La raison, disait-on, foncièrement panthéiste ou même naturaliste, ne pouvait tenter d’expliquer les choses spirituelles sans les défigurer en les interprétant à sa manière. Réciproquement, la religion, destinée à satisfaire les besoins transcendans de la conscience, du cœur et de l’imagination, apparaissait comme oppressive dès qu’elle intervenait dans la direction de la vie politique des sociétés. Comment, s’il en était ainsi, réaliser l’idée d’ordre moral et de conservation sociale, alors prédominante ? On y réussit au moyen du système dit de la cloison étanche. « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu : » ce fut la devise du siècle. Justice et charité, Etat et société, vie publique et vie privée, réel et idéal, raison et foi, morale et religion furent respectivement séparés l’un de l’autre par des barrières infranchissables. L’âme humaine, composée elle-même, à cette époque, de facultés radicalement distinctes, ne trouva pas de difficulté à vivre, de la sorte, simultanément, plusieurs vies sans rapport entre elles.

Mais voici que, de toutes parts, les barrières élevées par, un conservatisme ingénieux volent en éclats. La justice rejoint la charité ; l’Etat intervient dans la vie économique, sociale et morale des individus ; la science envahit les sanctuaires qui lui étaient interdits, et prétend que toutes choses, sans exception, relèvent de sa compétence ; et l’âme humaine voit ses facultés diverses se fondre en une vie foncièrement une, dont le trait distinctif est, précisément, la puissance de coordination, de synthèse, d’unification.

Entre la morale et la religion, les frontières s’effacent pareillement. Et les conséquences de ce changement sont particulièrement graves. De toutes parts surgissent des systèmes tendant à démontrer que la morale se suffit et nous suffit ; qu’elle possède ses fondemens propres, tout rationnels, analogues à ceux des sciences positives ; qu’elle donne satisfaction à tous les besoins réels de la conscience, même aux plus relevés ; qu’il lui appartient de gouverner la vie des individus et des sociétés, en tout domaine ; et qu’en dehors de ses lois, il ne peut y avoir que fanatisme, routine, ou vaine sentimentalité. Tantôt, faisant appel à la conscience, ou à la raison, ou à une sorte de sens moral, on affirme que chaque homme porte en soi, dans sa nature même, tous les principes nécessaires à la direction de sa