scrupule à me trouver en désaccord avec quelques opinions régnantes, pourvu que je sois d’accord avec les documens. Je n’ignore pas à quelles hostilités cette méthode m’expose. J’irrite, sans le vouloir, tous ceux dont mes recherches dérangent les systèmes. J’offense, sans y penser, tous ceux dont mon travail déconcerte la demi-érudition traditionnelle. Ce sont hommes qui ne pardonnent guère. » Si Taine était là pour se défendre, il s’exprimerait sans doute avec la même philosophie que son jeune camarade d’Ecole normale. C’est le ton de sa lettre à la princesse Mathilde. Et il souhaiterait sans doute que les efforts de tous ceux qui sont attelés à la même tâche s’associassent au lieu de se contrecarrer.
Une histoire générale de la Révolution, fondée sur un ensemble de documens irrécusables, et d’où se dégageraient un certain nombre de points désormais indiscutés, ne sera plus très longtemps impossible à écrire. Tout le travail collectif d’analyse et de dépouillement méthodiques auquel nous assistons prépare l’œuvre de puissante synthèse qu’un Fustel de Coulanges, un Taine ou un Albert Sorel de l’avenir pourra seul nous donner. Mais cet ouvrage lui-même ne sera pas définitif, pas plus que n’a eu la prétention de l’être celui de Taine. Il n’y a rien de définitif en histoire. Ce qu’on appelle de ce nom, c’est l’ouvrage qui, à un moment donné, fixe les résultats acquis et marque, pour ainsi dire, une borne d’arrivée. A peine paru, il devient un point de départ. Il est à son tour analysé, disséqué, passé au crible. On en dénonce les lacunes, on en détermine les points faibles, on en met en lumière les contradictions, et une nouvelle équipe de travailleurs amasse des matériaux pour gravir un degré de plus. Et il faut qu’il en soit ainsi : c’est la condition du progrès. Il y a beaucoup d’échelons à l’échelle par laquelle la vérité cherche à sortir du puits.
Du moins, l’effort accompli n’est jamais perdu. A travers tout ce chassé-croisé de critiques et de répliques, le travail de l’homme serre de plus en plus près la vérité. Les différens aspects de chaque question se précisent. La marche est lente, mais on avance. Ce qui la retarde, c’est que pour avancer, en histoire, on marche toujours sur les pieds de quelqu’un. Ceux qui font avancer sont ceux qui osent conclure. Quand on jette un coup d’œil en arrière sur les étapes parcourues, on s’aperçoit que chacune est marquée par un nom et par une œuvre.