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lui convenait, vie religieuse, mi-partie active et contemplative. Mais voilà que le troupeau est dispersé. L’une des meilleures périodes de la vie de Guérin, c’est à coup sûr le séjour qu’il lit au Val d’Arguenon chez Hippolyte de la Morvonnais. La mort de Marie de la Morvonnais enlevée subitement en pleine jeunesse va lui voiler de deuil l’image de l’hospitalière maison. De son désert, le solitaire est rejeté au monde. N’ayant aucun goût pour l’enseignement, il croit trouver dans le journalisme une occupation mieux en harmonie avec ses aptitudes. Singulière illusion dont il est vite désabusé. Il échoue dans les astreignantes et décevantes besognes du métier de donneur de leçons particulières. Après les retraites à la Chênaie, au Val, combien il est affligeant de voir Guérin du matin au soir courir d’un bout de la ville à l’autre et d’une classe à une répétition. Mais ce qu’il y a de plus douloureux encore, c’est de l’imaginer, en même temps, qui s’essaie au dandysme. Barbey d’Aurevilly triomphe : il a fait un disciple, une victime. Il l’entraîne dans les salons, au cabaret ; il l’éblouit de ses turlupinades. Il ne manquait plus pour achever le malheureux garçon qu’une grande passion. Il paraît que ce surcroît de misère ne lui fut pas refusé. Il connut la passion coupable, encore que platonique. Nous avons en perspective de savoureuses révélations. Nous pouvons à l’avance nous en délecter. Ce fut, nous dit-on, le secret du mariage avec Caroline de Gervain, « décidé en grande partie pour arrêter, d’accord avec l’intéressé lui-même, une passion qui ne pouvait avoir d’issue régulière. » Je n’aimerais pas beaucoup cette façon de prendre le mariage comme une diversion et un pis-aller. Mais on n’est pas forcé dans ces matières-là de s’en remettre à la foi des documens colligés par les biographes les mieux informés. Toutes ces choses intimes se faussent en entrant dans « l’histoire. » Et ce mariage, contracté par un mourant, ne lui fut qu’un court répit, encore troublé par des tracas domestiques, avant la grande souffrance… Ainsi à chaque période de cette existence sacrifiée se retrouvent les mêmes mécomptes qui traduisent l’espèce de fatalité, tout intérieure, à laquelle se heurte un être impropre à la vie. C’est d’avoir connu ces expériences douloureuses, et d’avoir eu la sensation qu’elles étaient conformes à son destin que nous plaignons Guérin, autant que de la brièveté de ce destin.

Nous le plaignons et nous l’admirons tout ensemble, et il entre de la pitié dans le culte que nous lui rendons. C’est pourquoi nous sommes un peu déconcertés par la forme que ce culte semble vouloir prendre chez les plus récens de ses dévots. Ils font de lui un annonciateur des