Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
926
REVUE DES DEUX MONDES.

avait pu lire le Centaure. Son opinion compte. Sainte-Beuve, dans la notice dont on fit précéder l’édition, se montra pénétrant et mesuré comme à son habitude. Il y a de cela cinquante ans. Tout a progressé depuis lors. Ces jours-ci, j’ai lu, à droite et à gauche, et dans maints journaux qu’on n’aurait pas crus si éperdument épris de littérature, des articles qui certainement n’ont rien de ridicule, dont au contraire j’apprécie et j’aime l’enthousiasme, et qui ne rendent nullement Guérin ridicule, mais qui peut-être ne rendent pas non plus service à sa mémoire.

Tous ces articles sont des emprunts plus ou moins déguisés faits à un même livre, qui en est la source, comme toutes les rivières, au dire des anciens, prenaient leur source dans le fleuve Océan : c’est l’ouvrage très soigneusement documenté, très abondamment enrichi d’ « inédits » que M. Abel Lefranc a consacré à Maurice de Guérin[1]. M. Lefranc est un savant professeur, connu par des travaux d’érudition. Il souffre de voir en quel état nous est parvenue l’œuvre de Guérin publiée par de fort honnêtes gens, sans aucun doute, mais qui ne soupçonnaient même pas que la critique des textes est une science. Des lettres de Guérin ont été tronquées ; beaucoup sont restées inédites ; d’autres ont été publiées à part. Cela ne fait pas ce bel ensemble, complet et méthodique, où nous aimons à voir les œuvres d’un grand écrivain rangées par ordre de dates, accompagnées de commentaires et surtout renforcées de la série des variantes présentées elles-mêmes chronologiquement. Il rêve d’une pareille édition qui figurerait à sa place dans quelque collection des Grands écrivains de la France. Il est de toute évidence que ce serait un monument imposant ; mais les dimensions mêmes m’en inspirent quelque effroi.

Je songe que Guérin n’avait pour ainsi dire rien publié de son vivant, et que, pressé de le faire, il s’y était refusé. C’était en 1835. Il écrivait à Hippolyte de la Morvonnais : « Vous me portez à produire quelques essais de composition, à découvrir quelques côtés de prix que vous estimez qui se trouvent dans mes facultés… Mon esprit est casanier et fuit toute aventure ; celle du monde littéraire répugne directement à son humeur et même, soit dit sans la moindre suffisance, il la dédaigne. Elle lui semble imaginaire, soit dans son essence, soit dans le prix qu’on y poursuit, et partant mortellement blessée d’un secret ridicule… Pour embrasser l’art et la poésie, je

  1. Maurice de Guérin, d’après des documens inédits, par Abel Lefranc, professeur de langue et littérature françaises au Collège de France. 1 vol. in-12 (Champion).