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la masse du Pas-de-Calais venant sur lui ; il ne peut discerner instantanément en quel point du Pluviôse l’abordage va se produire. Le Pluviôse a 54 mètres de long. Le Pas-de-Calais n’est guère qu’à 20 ou 30 mètres et file à 18 nœuds, c’est-à-dire 9 mètres par seconde. S’il y a quelque chose à faire, c’est donc en deux ou trois secondes qu’il faut l’avoir achevé. Le commandement, instinctif, sort sans doute des lèvres de l’officier : « A 18 mètres. En avant à toute vitesse. A gauche toute. » Le mouvement n’a le temps que de commencer[1] ; c’est trop peu pour s’enfoncer et pour virer sur la gauche jusqu’à se trouver parallèlement à l’abordeur ; c’est assez pour pivoter et pour que l’arrière, sous la première action des gouvernails, remonte d’un ou deux mètres, s’offrant à l’abordage. Si l’on n’avait rien fait, peut-être le steamer, qui ne cale que 3m, 25, passait au-dessus du Pluviôse sans le toucher, car l’œil du périscope domine de 3m, 50 le dos de la partie abordée. Mais aussi le choc pouvait atteindre plus à gauche, y rencontrer à fleur d’eau le périscope ou le kiosque et faire avarie tout de même. Comment d’ailleurs établir ce calcul et cette mesure, surtout en moins d’une seconde !

A partir de ce moment, une catastrophe paraît inévitable. Une trombe d’eau envahit l’arrière, qui coule et s’assied sur le fond, tandis qu’on chasse aux ballasts avant (pour les vider) et qu’on ferme une cloison intérieure. L’avant, remontant alors, émerge. Mais la cloison n’est pas étanche : elle fuit, le flot s’élève peu à peu, jusqu’à ce qu’il soit arrêté par la pression de l’air qu’il comprime. À ce moment, l’avant flotte comme une bouée et 17 ou 18 hommes y survivent comme dans une cloche à plongeurs. L’électricité s’est éteinte ; le liquide des accumulateurs s’est répandu et empoisonne l’atmosphère. On ignore le niveau exact de l’eau extérieure. Si l’on pouvait consulter le manomètre chargé de renseigner sur l’immersion, il donnerait une sécurité erronée, parce que sa graduation n’est fidèle que si la pression de l’air intérieur reste normale. Mais on entend frapper des coups d’aviron sur la coque : des secours sont là, et d’ailleurs on étouffe : il faut ou mourir ou sortir. Un homme entr’ouvre le capot avant[2], pour avoir de l’air ou un passage. Le capot est sous l’eau. Le double effet de son ouverture est une

  1. On a trouvé le gouvernail de direction à gauche, les barres de plongée en bas, ce qui semble bien prouver que la double manœuvre fut essayée.
  2. Il fut retrouvé ouvert.