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soumission à les avoir. » — « La vie est un ouvrage à faire, où il faut, le moins qu’on peut, raturer les affections tendres. » Au reste, Joubert sentait bien lui-même que ce don de formuler avec bonheur des vérités d’expérience morale était une partie de son originalité épistolaire, et, de propos délibéré, il la consciencieusement cultivé. Il appelle quelque part ses lettres une « pâte à maximes, » et, plus d’une fois, il rapporte du « recueil de maximes qu’il a reçues de l’expérience » celles qui lui paraissent le mieux appropriées à ses correspondans. « J’ai fait autrefois, écrit-il à Mme de Guitaut, une observation importante, et je veux vous la dédier. La voici : « On s’épargnerait bien des peines, si l’on entrait dans la vie, déterminé à garder à tout prix les opinions qui nous rendent plus sages, et tous les sentimens qui, en nous rendant contens des autres, nous rendent plus contens de nous. » Ainsi la Correspondance de Joubert nous achemine comme d’elle-même à l’étude de ce Recueil de Pensées où, pendant un demi-siècle, il a mis tout le meilleur, tout le plus exquis de son esprit et de son âme.

Il ne l’a pas publié lui-même, et à bien des égards, on peut le regretter. Mais il faut avouer que, depuis La Rochefoucauld, Pascal ou La Bruyère, il devient bien difficile, quand on a la secrète faiblesse d’en écrire, de publier soi-même ses propres Pensées. On a l’air de vouloir s’égaler aux maîtres du genre et de se décerner de sa propre autorité un brevet de « grand moraliste. » L’ironie de la critique trouve là si aisément matière à s’exercer qu’on est un peu excusable de ne s’y point exposer de gaieté de cœur. Les plus hardis, — un Chateaubriand, un Sainte-Beuve, — osent tout au plus insinuer ou glisser leurs « pensées, réflexions et maximes » au milieu de leurs œuvres complètes, ou à la fin d’un recueil d’articles. Le plus sûr est peut-être de laisser à ceux qui nous survivront le souci éventuel de notre réputation posthume de grand ou petit moraliste. C’est ce qu’a fait Joubert. Mais il semble bien avoir eu conscience qu’il ne tenait pas pour lui tout seul son propre journal, et avoir compté un peu sur l’attention de la postérité. Une note inachevée, retrouvée parmi ses papiers, est fort significative à cet égard : « Si je meurs et que je laisse quelques pensées éparses sur des objets importans, je conjure, au nom de l’humanité, ceux qui s’en verront les dépositaires de ne rien supprimer de ce qui s’éloignera des idées reçues. Je n’aimai pendant ma vie que la