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III

Quand on retrouverait d’autres écrits de Joubert que ceux que nous avons signalés, — car il n’est pas sûr qu’il n’ait rien publié sous l’Empire et sous la Restauration, — les deux seules choses, on peut l’affirmer, qui restent et resteront de lui, ce sont ses Lettres et ses Pensées. Certains écrivains, et non des moindres, sont ainsi faits qu’ils ne sauraient écrire un livre. Ils ont la science, ils ont des idées, ils ont du style ; il semble que rien ne leur manque, — rien qu’un je ne sais quoi, et qui est peut-être la résignation aux banalités nécessaires. Dans les livres, même les meilleurs, les belles et fortes pages, les pensées originales et profondes ne se succèdent pas d’une manière ininterrompue ; elles ont besoin d’être amenées ; il faut, pour y parvenir, traverser maints passages auxquels des écrivains, même médiocres, pourraient suffire. La plupart des auteurs prennent leur parti de ces nécessités du métier et unissent même par n’en pas souffrir : la fin pour eux justifie les moyens. Il en est d’autres à qui ces conditions de l’action littéraire sont insupportables ; le « remplissage, » les longs développemens préparatoires, la rhétorique, en un mot, leur sont chose odieuse ; ils n’aiment, ils ne veulent, ils n’acceptent que l’excellent : ils volent de sommet en sommet ; ils dédaignent les vallées et les plaines, les grandes routes encombrées et poudreuses ; un beau mot leur tient lieu de tout un volume. Joubert était de ces délicats que « le goût de la perfection stérilise. » « S’il est, disait-il, quelqu’un tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. » Quand on a cette disposition d’esprit, et qu’on la cultive, il faut renoncer à la fécondité qui seule peut-être fait les très grands écrivains. « J’ai souvent, avouait Joubert, touché du bout des lèvres la coupe où était l’abondance : c’est une eau qui m’a toujours fui. » « Je suis propre à semer, mais non pas à bâtir et à fonder. » « Je suis, je l’avouerai, comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons, mais qui n’exécute aucun air. » En revanche, et si le talent d’expression ne trahit pas trop la pensée qu’il sert, on risque d’écrire des choses fines, profondes, exquises, et qui, faites pour les délicats, prendront définitivement place dans leur mémoire. C’est ce qui est arrivé à Joubert.