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incomparable, plein de verve et d’humour, de grâce spirituelle ou de vivacité mordante, tour à tour éloquent, ingénieux, original, il possédait l’art subtil d’intéresser les autres à tout ce qu’il disait et, en même temps, de les provoquer à la réplique et de leur faire déployer toutes leurs secrètes ressources. L’entretien fini, il en ravivait et en prolongeait le souvenir par les délicieuses lettres qu’il savait écrire. Les femmes lui savaient gré de tous ses efforts pour leur plaire ; elles sentaient tout ce qui se cachait de poétique émotion, de tendresse chaste, de muette adoration sous ces souriantes coquetteries d’un valétudinaire ; elles lui étaient reconnaissantes du culte qu’il professait pour elles, et elles l’en récompensaient, comme il le souhaitait, en se laissant aimer et en aimant à leur tour. Imaginez un La Fontaine sans grossièreté : tel était exactement Joubert dans ce cercle d’amies qu’il avait su former autour de lui.

Elles étaient nombreuses, et dévouées, et fidèles ; et chacune de ces « amitiés amoureuses » mériterait d’être caractérisée à part, avec sa nuance propre : car ce délicat n’aimait pas Mme de Chateaubriand, Mme de Lévis ou Mme de Duras[1], ou Mme de Pastoret, de la même façon qu’il aimait Mme de Guitaut ou Mme de Vintimille. L’amitié n’a tout son prix que si elle est personnelle, et nous banalisons nos sentimens quand nous les prodiguons, toujours les mêmes, à tout venant. Aimer tous ses amis de la même manière, c’est n’en aimer aucun véritablement. Joubert était un trop fin dilettante de l’amitié pour ne s’en point aviser : toutes ses amitiés étaient des « amitiés particulières, » et qui aurait pu se plaindre qu’il y mêlât souvent le souvenir attendri de Mme de Beaumont ? Il écrit par exemple à Mme de Guitaut pour la remercier de l’aimable accueil dont il a été l’objet au château d’Epoisses, et lui parlant de ses deux filles, il ajoute :


Tout me plaît d’elles et m’occupe, jusqu’aux noms qu’elles portent. Celui de l’aînée est le vôtre, madame, et celui de sa sœur appartenait, il n’y a pas encore longtemps, à une femme bien regrettée, bien digne de l’être, et dont l’amitié a fait les délices des dix dernières années de ma vie. Pardonnez-moi d’oser vous en parler ici. Ce mois est consacré à sa mémoire, et tout ce qui me la rappelle m’est cher. J’ai déjà souhaité bien des fois que Pauline de Guitaut fût plus heureuse que Pauline de Montmorin !

  1. Nous avons de Mme de Duras une lettre à Chateaubriand qui contient un joli et piquant portrait, encore qu’un peu caricatural, de Joubert. On la trouvera dans le livre d’A. Bardoux sur la Duchesse de Duras, Paris, Calmann-Lévy, 1898. p. 351-362.