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un inter-roi admirable. Cet homme n’est point parvenu ; il est arrivé à sa place. Je l’aime. » En attendant qu’il fît la fortune de Fontanes, l’« inter-roi » ramenait en France peu à peu la sécurité et la paix sociales ; les émigrés rentraient ; Fontanes, que le dix-huit fructidor avait forcé de chercher un refuge en Angleterre, y avait retrouvé Chateaubriand qu’il avait connu à Paris avant la Révolution, et s’était lié avec lui d’une étroite amitié ; il lui avait beaucoup parlé de Joubert ; et quand tous deux furent de retour en France, Fontanes s’empressa de mettre en relations son ancien et son nouvel ami. Chateaubriand sut se faire beaucoup aimer de Joubert. Celui-ci qui, dans une lettre rendue célèbre par Sainte-Beuve, a jugé à fond et sans illusion, et même avec sévérité, le caractère de René, a eu pour lui une réelle et profonde affection : il devina bien vite son génie d’écrivain et lui prodigua les encouragemens et les conseils. On ne dira, je crois, jamais assez tout ce que le Génie du Christianisme, Atala, René et les Martyrs ont dû à sa critique à la fois excitatrice et modératrice : qui sait même s’il n’y a pas mis la main ? Plus qu’aucun de ses contemporains il était préparé, par sa propre évolution morale, à comprendre l’Apologie nouvelle, et, tel que nous le connaissons, nous pouvons affirmer que certaines considérations sentimentales, ou sociales, ou esthétiques n’ont pas été étrangères à son retour au christianisme. « La religion est la poésie du cœur, » lisons-nous dans ses Pensées ; et n’est-ce pas la formule même du Génie ? Et combien d’autres pensées ne nous rendent-elles pas comme un écho du grand livre de Chateaubriand ! « ce sauvage me charme, disait de lui Joubert avec une rare pénétration. Il faut le débarbouiller de Rousseau, d’Ossian, des vapeurs de la Tamise, des révolutions anciennes et modernes, et lui laisser la croix, les missions, les couchers de soleil en plein Océan, et les savanes de l’Amérique, et vous verrez quel poète nous allons avoir pour nous purifier des restes du Directoire, comme Epiménide, avec ses rites sacrés et ses vers, purifia jadis Athènes de la peste[1]. » On ne saurait mieux exprimer la nature de l’heureuse transformation qui, du génial fatras de l’Essai sur les Révolutions, allait dégager le poète du

  1. Ce mot est cité par Villemain, la Tribune moderne : M. de Chateaubriand p. 87, et par. M. Paul de Raynal dans les Correspondans de Joubert, p. 126. Ce doit être un fragment d’une lettre à Fontanes qu’on aurait bien dû recueillir dans la Correspondance de Joubert.