Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/781

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bout lui sont demeurés non pas seulement fidèles, mais tendrement attachés et dévoués. Il a sur l’amitié des mots charmans, ou profonds, dignes de La Fontaine ou de Montaigne, et qui peignent la disposition habituelle d’une âme : « Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil. » « Qui n’est jamais dupe n’est pas ami. » « Il faut non seulement cultiver ses amis, mais cultiver en soi ses amitiés, les conserver avec soin, les soigner, les arroser pour ainsi dire. » « Ceux qui aiment toujours n’ont pas le loisir de se plaindre et de se trouver malheureux. » Cet « égoïste qui ne s’occupait que des autres, » comme disait de lui Chateaubriand, a eu quelque chose comme le génie de l’amitié.

Il ne se croyait d’ailleurs pas tenu d’épouser tous les goûts littéraires des personnes qu’il aimait, et, sur ce chapitre, Fontanes et lui avaient des discussions très vives. Fontanes, lui, représente excellemment l’esprit classique arrivé au dernier terme de son développement : il connaît, certes, les anciens ; mais il les connaît surtout, ou du moins il les admire à travers les œuvres de nos écrivains du XVIIe et même du XVIIIe siècle ; c’est une influence qu’il ne subit en quelque sorte que par réfraction ; il continue, il prolonge une tradition, plus qu’il ne la rajeunit en puisant directement et longuement à ses sources vives, comme l’a fait par exemple son contemporain André Chénier. J’ai peur que Racine ne lui masque Sophocle, et je voudrais être sûr qu’il ne mît pas Mérope sur le même plan qu’Athalie. Pareillement, il est assez volontiers fermé aux beautés ou aux nouveautés des littératures étrangères, et Shakspeare même ne lui inspire qu’une médiocre estime. Ce classicisme un peu étroit et exsangue n’est pas celui de Joubert. Il s’intéresse, et vivement, aux productions étrangères ; partout où il trouve de l’originalité, de la vie, son goût, sa faculté d’admiration et d’enthousiasme entrent aussitôt en mouvement ; les innovations ne lui font pas peur ; non seulement il les accepte, mais il les provoque. Et quand il parle des anciens, il le fait avec une spontanéité et une fraîcheur d’impression, une vivante et pénétrante justesse de langage, qui décèlent une longue pratique de l’antiquité étudiée directement dans les textes, ressaisie à sa source même, et sentie sans intermédiaire. Ce délicat a le goût et l’âme assez larges pour accueillir tous les genres de beautés, et pour en jouir : le romantisme, dans ce qu’il avait