Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/690

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

survenait, à bout portant, bien condensée, l’épigramme contre les personnes, épigramme voulue, préméditée, véhémente plutôt qu’ironique ; tout de suite après, l’essor de sa dialectique, âpre et concise, recommençait de planer. Un jour qu’on le félicitait d’un de ses discours, il répondait à l’interlocuteur : « Vous avez bien prié. » Ouvrier de l’œuvre de Dieu, il se sentait doublement responsable vis-à-vis de ses collègues, pour les missions dont son éloquence était l’organe et pour les prières dont elle était la bénéficiaire. Mais aucune considération de parti ne l’aurait amené à des fléchissemens qui eussent contrarié son sentiment du droit : Etsi omnes, ego non, disait-il volontiers. On l’appelait le Caton du Centre ; il représentait un certain dogmatisme moral, importun mais respecté, que les majorités sceptiques éprouvent quelque pudeur à répudier, et qui considère leur demi-gêne comme un présage d’inévitable victoire. Il aimait, du reste, à ses heures, les accès de franche gaieté, qui témoignaient aux adversaires que les ultramontains étaient de joviaux compagnons. Il n’était du goût ni de Windthorst ni de Mallinckrodt de donner au Centre l’attitude d’une fraction renfrognée. Ces deux hommes, si différens entre eux, n’étaient cependant qu’un seul cœur et qu’une seule âme ; on les considérait, ensemble, comme le nerf de la fraction du Centre.

Bismarck redoutait les manœuvres de l’un, l’ascendant de l’autre, et les considérait tous deux comme manquant de loyalisme envers l’Empire unifié et centralisé. Il leur préférait les deux Reichensperger : l’un d’eux, Pierre, avait, on s’en souvient, aidé les catholiques de Bavière à accepter l’Empire ; et Bismarck, lorsqu’il était de bonne humeur, se disait qu’en définitive, avec ces deux frères-là, on pourrait s’entendre ; qu’ils étaient de loyaux Allemands, et que leur plus grand tort était de se laisser conduire par ce Guelfe de Windthorst.

Pierre était un juriste, un praticien du droit, expert à traiter les questions de légalité ; en belles phrases cicéroniennes, il remontrait aux juristes du parti national-libéral que, tout dévots qu’ils fussent de l’esprit légiste, ils fabriquaient des lois contraires à la Constitution ou des lois s’entre-choquant entre elles ; pénétrant dans leurs laboratoires législatifs, il en étudiait les produits, en connaisseur, et ses critiques étaient gênantes. Ame ardente, facile à vibrer, ayant l’accueil large et chaud pour tout ce que les hommes avaient de bon, pour tout ce que les