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n’y a donc ici, sauf les métiers et les professions qui se retrouvent partout, que des paysans et des bourgeois[1], avec cette remarque que la bourgeoisie est rurale, issue le plus souvent de générations qui ont travaillé la terre, habitant des domaines qu’elle fait valoir directement ou dont elle surveille l’exploitation confiée à des métayers ; même, quand elle est fixée à la ville par des emplois, des charges, un commerce, elle reste encore très près de la terre, parce que les fortunes sont en grande partie territoriales ou du moins l’étaient jusqu’à ces dernières années. La population est donc véritablement et profondément terrienne. La terre a nourri la race, a présidé à son développement économique et social, a déterminé les usages, les habitudes, les mœurs, les aspirations et les rêves, a façonné les âmes comme elle a mis son empreinte sur l’attitude des corps et le masque des visages. Bourgeois et paysans, si séparés par les intérêts et les passions, ont toujours communié dans un sentiment, l’amour et l’orgueil de la terre, de cette terre à qui ils doivent tout, dont ils se sentent les fils reconnaissans, terre bénie aux produits si variés qu’elle peut donner à l’homme tout ce qu’il faut pour que sa vie soit douce et bonne, comme en témoigne ce vieux conte qui charmait autrefois les veillées.

« A l’époque lointaine où des géans, grands comme des montagnes, habitaient, en compagnie des sorcières, les cavernes souterraines, il arriva que les sorcières mirent la discorde entre eux, et il s’ensuivit de violentes batailles. Les secousses furent telles que la terre, le ciel et la mer furent ébranlés. Le ciel s’abaissa et il plut beaucoup. Les ruisseaux et les rivières débordèrent, la mer aussi. Beaucoup de terres furent couvertes d’eau, et les pays se trouvèrent séparés les uns des autres. Chacun dut vivre avec ses provisions et il y eut de grandes souffrances parmi les hommes : ceux des Landes, montés sur des échasses pour ne pas se noyer, n’avaient que des pommes de pin et quelques rayons de miel ; ceux du Quercy n’avaient que des noix, et ils seraient morts de faim si un cochon, qui se nourrissait de truffes en cachette, ne leur avait enseigné son secret ; ceux des Pyrénées durent se contenter de mauvaises pommes et de quelques châtaignes. Mais en Gascogne on ne manqua de rien : il y avait de la farine de blé pour faire du pain, de la

  1. De la bourgeoisie je ne distingue pas la noblesse, parce qu’elle est rurale aussi et qu’au point de vue de cette étude, les deux classes se confondent.