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parfaite amitié. Rien ne se développe, rien ne persiste dans les esprits futiles, médiocres, les cœurs étroits, les cervelles mal meublées. Je suis bien revenue de mes illusions sur les simples : on est propre à tout ou à rien ! »

Goûtez cette ferme réponse à son gendre qui a laissé percer un romanesque regret d’avoir été épousé par raison plus que par amour : « Sait-on l’amour avant trente ans ? Et encore, quelle est la beauté idéale du mariage sinon une parfaite amitié ? Qu’on y arrive par la passion, la reconnaissance, le respect ou voire même la sollicitude (comme chez moi), peu importe la route parcourue. Le port est atteint, l’âme n’a plus d’orages à craindre : le cœur, à l’abri des émotions mensongères, se dilate dans la confiance et l’on peut se dire heureux, si tant est que ce mot doive être employé dans le langage humain ! » Enfin méditez ce jugement sur l’éducation par la vie : « Je crois peu au définitif de l’éducation : elle sert surtout à redresser les défauts de la nature et à donner de bonnes habitudes. Avant d’être entré dans la bataille de la vie, on ne peut répondre de soi ni de personne, pas plus que le conscrit la veille du combat. On peut préserver la jeunesse des tentations, mais ce calme ne saurait durer. Avant le succès, est-on sûr d’échapper à la tentation de l’orgueil ? Avant l’humiliation, à l’envie ? Avant la blessure, à la haine ? Et quand on ne connaît ni privation, ni pauvreté, ni revers, que peut-on présager de sa propre fermeté ? »

On voit que Mme Kalergis-Mouchanoff ne doit pas rester entièrement ignorée dans le pays qu’elle a longtemps aimé, si elle eut le tort de le méconnaître un instant à l’heure de l’épreuve. En dépit de cette infidélité passagère et cruelle, elle a fait dans sa vie une grande place à la France ; elle a inspiré nos meilleurs poètes, conquis l’estime de nos plus éminens compatriotes, joué peut-être un certain rôle politique à une heure décisive de nos annales : elle mérite donc à plus d’un titre de conserver quelque place dans l’histoire de la société française vers le milieu du XIXe siècle.


ERNEST SEILLIERE.