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trouva en présence d’une amie qui la supplia de recevoir en dépôt des papiers fort compromettans pour l’aristocratie polonaise. Nulle part, ajoutait cette visiteuse nocturne, de pareils documens ne seraient mieux en sûreté que dans la maison du comte Nesselrode, commandant la police de Varsovie. Mme Kalergis accepte et, avant de se rendormir, jette négligemment les papiers dans un carton à chapeau demeuré sur sa table, entr’ouvert. Mais, quelques heures plus tard, son père le général entre dans sa chambre et lui annonce qu’à son grand étonnement, elle est soupçonnée d’entretenir intelligence avec des personnes suspectes, en sorte qu’on va faire une perquisition dans son appartement. Par bonheur, les sbires cherchèrent partout excepté dans cette boîte béante que nul ne s’avisa de suspecter.

Quinze ans plus tard, l’héroïne de cette aventure de roman-feuilleton s’exposerait peut-être aux mêmes dangers par bonté de cœur, mais ce serait sans nulle conviction désormais. C’est pourquoi la crise de 1863 sera pour elle une terrible épreuve où sa santé risquera de sombrer sans remède. En vain prêche-t-elle la tolérance réciproque aux deux partis et souligne-t-elle l’absurdité d’une révolte sans issue, qui lui paraît d’inspiration purement anarchiste et révolutionnaire. En vain cherche-t-elle à tenir la balance égale entre les adversaires, protestant que les oppresseurs la révoltent, si les opprimés la « dégoûtent ; » sa popularité l’abandonne et il faudra que les passions s’apaisent pour que l’opinion lui revienne. Mais alors le revirement en sa faveur sera complet, la réparation éclatante. Bien qu’au plus fort de la tourmente, elle se soit remariée à un colonel russe, Serge Mouchanoff, on l’accueillera de nouveau à bras ouverts dans sa ville natale. On « se m’arrache, » dit-elle alors gaiement, en usant d’un néologisme parisien fort expressif. Tous ceux qui lui en voulaient jadis de les contredire, de ne pas s’associer à leur deuil provocant et à tout ce qu’elle considérait comme des folies de leur part, viennent lui avouer qu’elle avait mille fois raison de les si bien conseiller, et chacun s’efforce d’effacer les anciens malentendus par des procédés affectueux à son égard.

Mouchanoff est d’ailleurs nommé peu après, sur la recommandation puissante de sa femme, intendant des théâtres impériaux de Varsovie, et, dans un rôle à demi artistique, à demi mondain qui convient merveilleusement à ses aptitudes, Mme de Mouchanoff retrouve une fois de plus les ovations et les