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Non pas en vérité que plusieurs de ces romans, Mme Jenny Treibel, Effi Briest, ou même cet étrange, disparate, et charmant Stechlin ne méritassent, à leur tour, de consacrer la très haute situation littéraire de Théodore Fontane, qui nulle autre part, peut-être, n’avait témoigné une aussi profonde connaissance de tous les secrets de l’âme de sa race, ni surtout aussi amplement déployé la richesse de ce qu’on pourrait appeler sa verve poétique, toujours intimement mêlée d’émotion délicate et de raillerie ; mais tout en y reconnaissant encore l’ingénieux et aimable conteur qui s’était autrefois manifesté à l’improviste dans la petite série des romans que j’ai dits, il ne nous paraissait pas que l’intention « naturaliste » de ces premiers romans se fût maintenue jusqu’à la fin chez le vieux Fontane, sous l’effet des encouragemens enthousiastes que lui adressaient, chaque jour, ses jeunes admirateurs et « disciples » de l’école nouvelle. Exemple à peu près unique d’un esprit assez sage pour ne point se laisser troubler par l’enivrante fumée d’une gloire trop longtemps attendue, et jaillie brusquement du sol avec un éclat merveilleux !


Telle était, du moins, l’impression que nous avait suggérée l’examen des derniers ouvrages publiés par l’illustre romancier allemand ; et l’étonnement respectueux qu’elle avait, dès l’abord, provoqué en nous s’était encore accru considérablement lorsque, il y a quatre ou cinq ans, la publication des « lettres familiales » de Théodore Fontane nous avait fait découvrir, sous l’admirable patriarche tranquille et souriant que nous supposions, un personnage d’une nervosité presque maladive, toujours prêt à souffrir et à s’irriter du moindre contact un peu rude, comme aussi à s’exalter d’une joie triomphante au premier rayon de soleil qu’il voyait briller devant lui[1]. Peut-être n’a-t-on pas oublié quelques-uns des fragmens que j’ai cités ici de cette correspondance absolument extraordinaire, l’une des plus belles qui soient par l’élan et l’ardeur frémissante de son inspiration, mais en même temps l’une des plus étranges et déconcertantes, avec l’image qu’elle nous offre d’un mari sans cesse en état de guerre contre sa femme passionnément aimée, d’un mari dont toute la longue existence conjugale n’a été qu’une suite ininterrompue de ces « scènes,  » à la fois violentes et tendres, que l’ordinaire des maris jugent à propos de s’interdire dès le retour du voyage de noces. Qu’un homme de cette espèce eût trouvé la force de résister aux séductions de la renommée,

  1. Voyez la Revue du 15 février 1905.