Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour entreprendre de grandes marches dans la campagne, imaginer, s’enthousiasmer, s’attendrir sur la beauté des paysages et les admirer.

Il était d’une sensibilité extrême, ressentait d’une manière quelquefois cruelle la variation des saisons ; le froid, le chaud et la pluie étaient pour lui à certains jours de véritables souffrances. Parfois son inquiétude morale l’amenait à douter de lui-même, à craindre de ne plus sentir, de n’avoir plus de goût, de ne plus pouvoir écrire et créer. Et il s’en désespérait. Là est bien le tourment de tous les vrais artistes, le mal inhérent à tout talent réel. Or Émile Pouvillon était incapable de mensonges littéraires et son œuvre, comme sa vie intime, comme son cœur et son âme délicate, était sincères. Souvent aussi il était obsédé par la fin des choses visibles, l’impossibilité à se représenter les invisibles, et par le vilain passage noir précédé du cortège effrayant des maladies et des infirmités. Très jeune déjà, cette teinte triste fut sur sa vie, rembrunie encore par la crainte de l’amoindrissement, de la vieillesse et du non-être ; mais, comme il disait, « l’espoir passait… »

Cependant l’espérance d’une vie autre semblait se préciser davantage en lui, à mesure que s’accentuaient dans son cœur la tendresse et la bienveillance, mêlées à une douce philosophie. La dernière journée que nous avons passée ensemble fut tout empreinte de cette tendresse. Cette fois, c’était le cadre ordinaire de notre salon parisien ; Emile Pouvillon était venu déjeuner avec nous et nous étions demeurés tous deux pour causer longuement. Les jeunes étaient partis à leurs affaires ; quelques personnes étaient venues dans l’après-midi et gaiement, spirituellement, il s’amusa de mes visiteurs, sans malveillance, sans malice, — il n’en était pas capable, — mais avec tant de finesse et de drôlerie. Et la nuit, hâtive encore à cette époque du printemps, tomba sur Paris : on alluma les lampes ; les gens partis, nous nous étions remis à causer dans le salon clos où les fleurs sentaient bon. Avec quelques cérémonies toujours (car cela n’avait pas été convenu), il accepta de rester dîner.

Hélas ! cette journée qui me laisse un si délicieux souvenir de tendre amitié fut la dernière.

Nous partions pour les vacances de Pâques deux jours après ; Emile Pouvillon, lui, restait à Paris pour ses affaires. Nous devions l’y retrouver, au moins il me le promettait, et nous nous sommes dit : au revoir, très confians, avec de beaux projets en tête : nous devions retourner en pèlerinage dans les îles heureuses.

Quand nous sommes rentrés, il était reparti, pris d’une de ces crises d’angoisse nerveuse et violente auxquelles il était sujet : « J’ai eu peur d’être malade loin des miens et sans vous, ma chère amie