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Erimokastro. Nous en avons encore pour cinq heures. Il est presque nuit, le temps devient noir, pas pire, c’est impossible. Mes pieds sont complètement insensibles. J’ai chaud à la tête. Nous blaguons beaucoup en songeant que nous avons perdu notre bagage et nous nous consultons comme au restaurant pour savoir ce que nous mangerons à notre dîner : « Garçon ! du sauterne avec des huîtres ! Une bisque à l’écrevisse ! Deux filets Chateaubriant, crème turbot. Une croûte madère. Un feu d’enfer et des cigares ! allez ! »

La neige tombe. Elle s’attache aux poils qui sont dans l’intérieur des oreilles de nos chevaux et les emplit. Ils ont l’air d’avoir du coton dans les oreilles. L’Hélicon est sur notre droite. Nous entr’apercevons ses sommets blancs dans les interstices des nuages et du crépuscule.

Sur une éminence où l’œil est amené par une pente blanche et très douce, enfoui dans la neige comme un village de Russie avec ses toits bas, Kokla. Nous n’entendons plus nos chevaux marcher, tant la neige assourdit leurs pas. Nous allons nous perdre pour passer le Cithéron. Giorgi demande un guide. Personne ne veut venir.

Nous continuons. Ma gourde d’eau-de-vie que j’avais précieusement gardée pendant tout le voyage me devient utile. Le froid de ma culotte de peau me remonte le long du dos dans l’épine dorsale. S’il fallait me servir de mes mains, j’en serais incapable. Le moral est de plus en plus triomphant. Mes yeux se sont habitués à la neige qui ressouffle de plus belle. Maxime en est ébloui. Nous allons par la pente du Cithéron et nous rapprochons le plus que nous pouvons de sa base afin de trouver la route. Nous passons un torrent que nous laissons à droite et nous nous élevons rapidement. Des pierres, sous la neige, font trébucher nos chevaux. Nous sommes complètement perdus, le gendarme et Giorgi n’en sachant pas plus que nous sur la route. Pour continuer jusqu’à Casa, il faudrait savoir le chemin. Quant à nous en retourner à Kokla, ce que nous allons pourtant essayer de faire, il est probable que nous allons nous perdre encore.

Nous entendons aboyer un chien. J’ordonne au gendarme de tirer des coups de fusil. Il arme son pistolet qui rate. Enfin il parvient à tirer un coup. Le chien aboie dans le lointain.

Décidément, j’ai froid. Ça commence à me prendre.