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palais d’Angkor-Tom au Cambodge, car tout se retrouve et se confond dans ces cultes asiatiques. Ailleurs, le Nandi, le taureau de Çiva, est accroupi devant le temple, comme dans les Indes du Sud.

J’ai peine à m’arracher à ce merveilleux décor. Aux extrémités du plateau, deux escaliers grandioses, creusés dans la montagne, me sollicitent et je prends celui qui nous ramène à notre point de départ. Véritable splendeur de pierre blanche au cœur de la verdure, l’escalier ne dresse passes parois verticales, mais les écarte : et les étage en hauts gradins et larges assises. Les ghats où se pressait la foule sont maintenant rentrés dans le calme et l’ombre ; c’est un rêve évanoui. Et le soleil brûle les mandirs qui m’abritaient le matin. C’est le moment de les photographier. Des gens commencent à circuler ; quelques passans sur le pont voisin donneraient de la vie au tableau. Justement, une jeune femme assez belle arrive précipitamment, elle tourne autour du petit temple, parlant seule ou plutôt déclamant avec une énergie surprenante ; appuyée ensuite au parapet qui précède le pont, elle continue toujours son incantation. Je voudrais bien l’amadouer et, profitant d’un moment d’accalmie, je lui souris. Elle répond par un sourire étrange, à pleines dents : de blanches perles et de splendides yeux la font admirablement belle. Je passe alors mon appareil au lieutenant qui m’accompagne, et comme elle est un peu dans l’ombre, je voudrais l’inciter à s’avancer. Mais au moment où j’étais assez près pour pouvoir la toucher, sacrilège que je me serais bien gardée de commettre pour ne pas lui faire perdre sa caste, elle pousse un cri horrible, semblable à celui d’une bête blessée et, bondissant, elle est déjà sur le pont. De là, elle profère, paraît-il, toutes les imprécations possibles contre les « diables d’Occident, » comme diraient mes chers Chinois. C’était une folle en état d’ivresse.

On respecte ici les fous comme les innocens en beaucoup de pays. La boisson les excite pendant les ripailles de la Dessera ; on ne s’enivre qu’aux jours de grande fête, avec le raksi, l’eau-de-vie de riz, et j’ai déjà vu plusieurs hommes dans un état inquiétant ; l’un d’eux est même venu ce matin m’insulter tandis que j’étais seule et j’ai dû le faire chasser par le saïs.

Au retour, je passe à gué la Baghmati ; sur le bord du chemin, à peu de distance de la rivière, gît un squelette blanchi par les eaux, amené là et abandonné par une crue. Non loin une