Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fit que Cauchon le jugea digne de le remplacer dans l’interrogatoire de Jeanne d’Arc : cela le consacre.

Il présida donc aux interrogatoires, dans les trois journées des 22, 23 et 27 février. Mais il ne s’y risqua pas longtemps. C’est à lui que Jeanne adresse quelques-unes de ses reparties les plus vives, les plus nobles, les plus dédaigneuses : la fameuse réponse à la question stupide : « Si elle est en état de grâce : » « — Si je n’y suis, Dieu m’y mette, et si j’y suis, Dieu m’y garde ; » l’autre réplique, en ce qui concerne le vêtement d’homme : — « Cela, c’est peu de chose, moins que rien… » Et encore : « — Quand vous avez vu cette voix venir à vous, y avait-il de la lumière ? — Il y avait beaucoup de lumière de toutes parts, comme il convient (s’adressant à maître Beaupère) : Il ne vous en vient pas autant à vous. » Et enfin : « — Quel signe donnez-vous que vous ayez cette révélation de Dieu et que ce soient sainte Catherine et sainte Marguerite qui conversent avec vous ? » — « Je vous ai dit que ce sont elles ; croyez-moi si vous voulez. » (Procès, séance du 27 février, III, 66 et suiv.)

L’homme solennel n’insiste pas. Mais il n’a pas perdu la mémoire de ces heures pénibles. Car il dit, longtemps après, à l’enquête de réhabilitation : « C’était une fille très subtile, de subtilité appartenant à femme. » Il rentre dans le rang et travaille désormais dans la coulisse. Toutes les fâcheuses besognes, il les partage avec Nicolas Midy, voyageant, lui aussi, de Rouen à Paris, de Paris à Rouen : C’est lui qui pontifie devant le corps de l’Université et qui prononce les phrases sentencieuses et mortelles ; revenu à Rouen, il assiste à la séance de l’abjuration au cimetière Saint-Ouen ; il visite Jeanne dans la prison, envoyé par l’évêque de Beau vais, avec Nicolas Midy, pour constater qu’elle est relapse. Fort mal reçu par les Anglais que toutes ces lenteurs exaspèrent, la peur le prend, ou, qui sait, peut-être quelque doute, quelque remords. Ce qui est certain, c’est que, le jour même, ou le lendemain, il quitte Rouen, et sans attendre trois jours, jusqu’au jugement définitif, il part, il fuit sous le prétexte de se rendre au Concile de Bâle. Il n’apprit la condamnation de Jeanne que quelques jours après, à Lille. Ce manchot ne manquait pas d’adresse : il put se vanter, vingt ans plus tard, à la première enquête pour la révision du procès, de n’avoir pas été de ceux qui avaient condamné, tout en répétant, qu’à son avis, les visions de Jeanne d’Arc n’avaient rien que