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Sage et avisé, s’étant fait une idée de la relativité des choses et ne cherchant qu’à s’employer, avec zèle, aux besognes utiles.

Un autre système consiste à tout rejeter sur les Anglais. On ne peut nier, certes, qu’ils aient eu soif de cette condamnation ; maîtres du corps de Jeanne, ils l’ont, par un calcul raffiné, déféré au tribunal ecclésiastique, et n’ont laissé à celui-ci aucun repos tant que le jugement ne fut pas rendu. Ce jugement, qui la livrait au bras séculier, les Anglais l’ont exécuté par la main du bourreau à leurs ordres. Le cardinal Winchester, chef du grand conseil anglais, était là. Il a fait jeter les cendres à la rivière, pensant qu’ainsi tout était fini et que leur conscience serait lavée de cette horreur… Les Anglais sont donc les seuls responsables, les vrais coupables. Que la malédiction retombe sur l’Angleterre ! Et, pourtant, ce sont des clercs qui ont siégé, des clercs français, sauf quelques rares anglais. Les Anglais avaient bien compris que, s’ils exécutaient leur prisonnière, ce meurtre, contraire aux lois de la guerre, n’eût été qu’une violence toute nue, une vengeance piteuse, honteuse et sans portée. La guerre en fait bien d’autres ; et, là même, à Rouen, dans le même temps, des soldats qui défendaient aussi la France, leur patrie, furent massacrés par centaines, et on ne connaît pas leurs noms. Ces torrens de sang qui ont coulé pour la même cause, sur cette même place du Vieux-Marché, le soleil les a séchés, la pluie les a emportés, la mémoire les a oubliés.

Tandis que, d’avoir imaginé le jugement selon les formes ecclésiastiques, d’avoir trouvé des hommes pour inculper, en Jeanne, l’« hérétique, » la « schismatique, » la « menteuse, » la « sorcière, » apposer ce sceau à leur haine et muer leur vengeance en œuvre pie, voilà qui était combiné et digne de ce grand politique qui avait tremblé, — Bedford. Il ne leur suffisait pas de tuer le corps, ils voulaient atteindre lame. Et, pour cela, il leur fallait des clercs. Nul besoin de les chercher ; ceux-ci se présentaient en foule, de Normandie, de Bourgogne et de France, sans les faire venir d’Angleterre. En fait, il y a eu complicité des deux partis, et le martyre en son entier, corps et âme, pèse sur tous deux. Mais les Anglais peuvent dire et ils n’ont pas manqué de dire : « Nous étions des ennemis, vous étiez des compatriotes ; vous fûtes les juges, si nous fûmes les bourreaux. »