Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étudians. On était déjà assis à table, autour du Maître ; mais rien ne venait, et les estomacs commençaient à crier. Une servante parut enfin qui tenait dans ses bras une vaste soupière. Nos convives relevèrent la tête et laissèrent percer sur leur visage toute la béatitude qu’autorisait la décence ecclésiastique. Hélas ! la soupière qu’on fit passer à la ronde n’était remplie que de petits versets de Bible enroulés. Chacun prit le sien, le déplia et baissa le nez : « Et d’abord, dit le Maître, méditons ! » Cette soupière me paraît assez symbolique d’une Eglise trop formaliste et trop administrative. Certes, je ne veux point diminuer le rôle de la Réforme dans la grandeur du pays. La Confession d’Augsbourg est le fond d’or sur lequel se détachent les austères figures de son histoire. Mais il est permis de constater que, depuis deux cents ans, les esprits souvent les plus religieux et les plus engagés dans la logique intérieure du protestantisme ont quitté la table où les avait conviés leur Eglise nationale, soit qu’ils y mourussent de faim, soit que leurs revendications les en eussent fait chasser. Depuis deux cents ans, elle n’a pas su les protéger par une nourriture substantielle contre les excès du mysticisme, ni assouvir leur belle avidité d’amour divin. Jusqu’en 1860, la « Bible ouverte » n’a été qu’une illusion dangereuse dont les hérétiques de la Réformation sont parvenus à faire une réalité. Les sectes ont enfin acquis le droit de vivre ; mais, durant deux siècles, elles ont été traquées et environnées de ces guêpes furieuses auxquelles Mélanchton comparaît ses collègues luthériens. Et cependant, la Suède y avait souvent réfugié le meilleur de sa vie religieuse : son ardeur apostolique, sa sombre poésie, la souffrance de son âme déchirée tour à tour par un désir d’indépendance forcené et par le besoin de communion, bref, toute la beauté troublé de ses rêves. Et l’histoire en est tantôt lamentable et tantôt tragique.


Quand Selma Lagerlöf publia, en 1901, son roman de Jérusalem, les critiques suédois saluèrent en elle « la vraie filleule de la mère Svéa. » Ce nom de Svéa, l’ancien nom de la Suède, signifiait dans leur pensée qu’aucune œuvre n’était plus nationale. L’action se passait dans la Dalécarlie qui est le cœur du royaume et dans la classe paysanne qui en fait la stabilité, car chez aucun peuple germanique les paysans n’ont plus vite