Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi fertile en objections que la mer de Karlskrona en récifs.

Plus tard, quand je parcourus les campagnes suédoises, l’intelligence des paysans me sembla toute concentrée sur les problèmes de la religion. Un étudiant d’Upsal, qui achevait son service militaire, disait à un de mes amis que ses compagnons de chambrée, des campagnards, ne l’entretenaient que de leurs scrupules religieux. Et le fils d’un pasteur, pasteur lui-même et professeur de théologie, me racontait son étonnement lorsque, jeune homme féru d’exégèse, il accompagnait son père dans les fermes de son immense paroisse.

— J’y rencontrais, me disait-il, des paysans qui étaient les hommes d’un seul livre, la Bible. Ils y avaient tout appris : la géographie, l’histoire, la morale, la philosophie. « Parle-leur ! » disait mon père. Je brûlais d’épancher ma science upsalienne. Ils m’écoutaient, me comprenaient parfaitement, et, sans que la plus légère ironie effleurât leurs lèvres minces, par leurs questions et leurs réflexions, ils me prouvaient ma vanité. Mon père souriait.

Ces scènes d’un accent tolstoïen se reproduisent fréquemment dans les solitudes suédoises où les âmes, repliées sur elles-mêmes, lorsqu’elles ne se laissent pas envahir par les végétations du songe, atteignent parfois à une force de méditation singulière. Qu’un désir, un espoir, une douleur, une passion, tombe sur le désert de leur pensée, tout s’y accroche, tout y fait mousse et lichen, ou tout s’y cristallise en Dieu.

Si j’avais à établir la carte de la vie religieuse en Suède, j’étendrais sur les provinces du Nord une couleur sombre et orageuse, la couleur des eaux profondes, avec quelques îlots plus pâles qui marqueraient les rares petites villes et les milieux industriels. Les provinces centrales, Stockholm et Upsal, resteraient d’un bleu calme ; mais je recouvrirais les côtes de l’Ouest et du Sud d’une large bordure noire, tristement piétiste. Je ne tiendrais aucun compte de ce qu’on appelle les progrès de la libre pensée. Les libres penseurs suédois, quel que soit leur nombre, ne constituent pas un parti et travaillent encore moins à déchristianiser la Suède. Ils ont « l’horreur du long catéchisme » qu’on enseigne aux Ecoles communales. L’un d’eux, le plus humoristique, le docteur Kleen, dont j’ai déjà parlé, nous dira : « J’accepte le petit catéchisme, non parce qu’il est catéchisme, mais parce qu’il est petit… » Et il ajoutera : « Les religions ne sont pas le pluriel de ce que je nomme au singulier la religion. »