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et de leurs désirs ; c’est là encore que, couchés sur le roc, ils écrivent à Julie : « Julie, prenez-y garde, l’eau est profonde, le roc est escarpé, et je suis au désespoir. »

Non, ce monde n’est pas celui après lequel soupire Marianne. Que ferait-elle parmi les noirs sapins ? Que lui diraient, les aigles et les corbeaux ? Quels secrets lui révéleraient les soupirs et les plaintes du vent ? Ils dérangeraient seulement sa coiffure et ses rubans ; ce qui ne lui ferait guère plaisir. Le monde, où elle aspire à pénétrer, et où son âme se dilatera, c’est tout simplement celui que le XVIIIe siècle a appelé : la bonne compagnie.

La bonne compagnie ! Il serait facile de la définir par son contraire. Facile ! je me trompe. De quel langage devrait-on se servir pour décrire la mauvaise compagnie du XVIIIe siècle ? Et que serait-ce, s’il fallait l’emprunter aux personnages de cette littérature fangeuse qui a trop pullulé dans ce temps ; triste héritage de la Régence, littérature qui a répandu tant de miasmes empoisonnés ? L’homme de mauvaise compagnie ! Pour le baptiser on créa un mot au XVIIIe siècle. On l’appela, comme vous le savez : une espèce. L’espèce, c’est quelque chose bien au-dessous du petit-maître, du roué et de l’aventurier, à mille pieds au-dessous de Gil Blas. L’espèce ! Diderot s’est chargé de l’immortaliser dans son neveu de Rameau, dans la personne de ce parasite éhonté qui se vend et qui a le cynisme de ses vices, de ce bouffon de bas étage qui tient que le tout dans ce monde est de bien mastiquer, qu’il n’est pas de métier si vil qu’il ne faille entreprendre pour parvenir à mettre un morceau sous la dent, et que le reste n’est que vanité ; et qui prétend que : « S’il importe d’être sublime en quelque genre, c’est surtout en mal. Qu’on crache sur un petit filou, mais qu’on ne peut refuser une sorte de considération à un grand criminel, que son courage vous étonne, son atrocité vous fait frémir. Qu’on prise en tout l’unité de caractère. » Ce neveu de Rameau qui définissait les délices de la mauvaise compagnie parce mot : « Les gueux se détestent, il est vrai, mais ils se réconcilient à la gamelle. »

Non, Marianne n’aura jamais rien à démêler avec les espèces. Grâce à Val ville et surtout à sa mère, Mme de Miran, elle va faire partie d’une société où les neveux de Rameau ne pénètrent pas. Elle est introduite dans le premier salon de l’époque, dans le centre de la bonne compagnie du milieu du siècle ; dans le