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le faible de chacun, de le peindre en deux coups de langue irréparables et ineffaçables, d’une hardiesse à le faire en public, en présence et plutôt devant le Roi qu’ailleurs, sans que mérite, grandeur, faveurs et places en pussent garantir hommes ni femmes quelconques. À ce métier, il amusait et il instruisait le Roi de mille choses cruelles, avec lequel il s’était acquis la liberté de tout dire jusque de ses ministres. C’était un chien enragé à qui rien n’échappait… avec cela, escroc avec impudence, et fripon au jeu à visage découvert, et joua gros jeu toute sa vie. D’ailleurs, prenant à toutes mains et toujours gueux, sans que les bienfaits du Roi, dont il tira toujours beaucoup d’argent, aient pu le mettre tant soit peu à son aise… Il ne bougeait de la Cour. Nulle bassesse ne lui coûtait auprès des gens qu’il avait le plus déchirés lorsqu’il avait besoin d’eux, prêt à recommencer dès qu’il en avait eu ce qu’il en voulait. Ni parole, ni honneur, en quoi que ce fût, jusque-là qu’il faisait mille contes plaisans de lui-même et qu’il tirait gloire de sa turpitude, si bien qu’il l’a laissée à la postérité par des Mémoires de sa vie, qui sont entre les mains de tout le monde, et que ses plus grands ennemis n’auraient osé publier. Tout enfin lui était permis et il se permettait tout. Il a vieilli sur ce pied-là… Il n’avait non plus pas la moindre teinture d’aucune religion. Étant fort mal à quatre-vingt-cinq ans, sa femme lui parlait de Dieu. L’oubli entier dans lequel il en avait été toute sa vie le jeta dans une étrange surprise des mystères. À la fin, se tournant vers elle. « Mais comtesse, me dis-tu là bien vrai ? » Puis lui entendant réciter le Pater : « Comtesse, lui dit-il, cette prière est belle, qui est-ce qui a fait cela ? » Avec tous ces vices sans mélange d’aucun vestige de vertu, il avait débellé la Cour et la tenait en respect et en crainte. Aussi, après sa mort, se sentit-elle délivrée d’un fléau que le Roi favorisa et distingua toute sa vie. »

Le roué, Louis XIV l’avait bien défini aussi quand il disait de Philippe d’Orléans qu’il était un fanfaron de crimes ; c’est le propre de ces fanfarons de jeter le défi à la société, de fouler ouvertement sous leurs pieds toutes les règles de la morale qu’ils traitent de préjugés et de conventions inventées pour duper les sots, et de ne conserver de l’antique idéal de l’honneur que la bravoure, une bravoure à toute épreuve mise au service de leurs passions. Le roue, on peut encore l’appeler l’artiste en