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Ah ! que nous sommes loin de la princesse de Clèves. Mme de La Fayette nous avait montré dans son héroïne l’une des productions les plus délicates d’une civilisation exquise et complète, une nature d’élite, un être d’exception, une personne libre et raisonnable, une princesse cartésienne, en qui l’élégance des mœurs et la délicatesse des sentimens s’unissent à un héroïsme à part soutenu par l’influence d’une religion philosophique. L’héroïne de Lesage, c’est la platitude du vulgaire humain, héroïne peu séduisante assurément, mais qui joue un rôle assez considérable dans ce monde pour qu’il ne soit pas permis au roman de la négliger.

Dans cette grande toile exécutée avec un art consommé, deux points seulement arrêteront notre attention. Nous sommes à la recherche des types moraux représentés par le roman. Quels types nouveaux rencontrons-nous dans le roman de Lesage ? Nous répondrons en examinant brièvement quel rôle joue la noblesse dans Gil Blas, en second lieu quel en est le héros.

Une chose qui frappe tout d’abord dans la noblesse telle que l’a peinte Lesage, c’est qu’elle a cessé d’être une puissance. Il n’est plus trace dans son livre des idées, ni des traditions féodales, ni des mœurs chevaleresques. Le noble n’est plus que l’homme de qualité. L’homme de qualité, expression qui fut mise en crédit par les précieuses et qui est restée. C’était à cela en effet que se réduisaient au XVIIe siècle les avantages de la noblesse. Par droit de naissance, le noble jouit d’une certaine qualité dont les autres hommes sont privés. Mais cette qualité n’en a pas moins son prix. « C’est un grand avantage que la qualité, a dit Pascal, elle donne à un enfant qui vient de naître une considération que n’obtiendraient pas trente ans de vertus et de travaux. » Comment se marque cette considération et que se doit à lui-même l’homme de qualité ? Il est obligé à ne rien faire, il a ses entrées à la Cour, il est exempt d’impôts, il jouit de certains privilèges qui ne lui confèrent aucune autorité politique, et qui sont plus propres à le faire envier ou haïr que respecter ; il a, si possible, un grand train de maison, il se fait servir. Mais ces avantages mêmes que lui donne sa naissance lui sont disputés. La naissance qui semble la chose du monde la moins propre à être acquise, qu’on reçoit et qu’on ne se donne pas, la naissance s’obtient ou s’achète. À mesure que la royauté devient plus forte, elle augmente la facilité d’anoblissement ; tantôt le Roi