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nouvelle et de leur pouvoir un usage scandaleux où leur orgueil se complaît.

C’est ainsi que Saint-Simon nous fait comprendre et comme toucher au doigt la transition entre le règne de Louis XIV et la Régence. Car dans les dernières années de ce règne, tous les scandales qui allaient s’étaler au soleil, couvaient dans l’ombre. L’orgie, a-t-on dit, avait commencé à huis clos, et dès que le maître est mort, dès que ce long règne de soixante ans est fini, dès que cette majesté léonine, dont une vieillesse chagrine et calamiteuse, et l’épée victorieuse du prince Eugène et de Marlborough n’avait pu détruire les prestiges, a disparu de la scène, et que le pouvoir a passé aux mains d’un roi de cinq ans et de ce débauché de talent et d’esprit, mais sans conduite et sans dignité, qu’on appelait Philippe d’Orléans ; alors délivrés de toute contrainte, les désordres et la licence des âmes éclatent au grand jour et, l’année même où meurt Louis XIV, un romancier taille sa plume pour peindre le monde de la Régence. En 1724, l’année même de la mort de Philippe d’Orléans, il en publiera la suite, en 1735 la fin. Ce romancier est un Breton, il s’appelle Lesage, et son roman est devenu immortel sous le nom de son héros Gil Blas.

Qu’est-ce que ce roman ? En apparence, une peinture de la société espagnole, car la scène se passe en Espagne, et dans l’invention de son intrigue et des nombreux épisodes dont il l’enrichit, Lesage a fait plus d’un emprunt aux auteurs espagnols. Mais, en fait, ce roman est un tableau de la société française. Les masques sont transparens, on ne peut s’y tromper. Lesage a peint ce qu’il avait sous les yeux, c’est-à-dire, avant tout, des intrigans et des corrompus. Voilà ce qui peuple cette grande toile. Et déjà dans sa comédie de Turcaret, représentée en 1709, il avait défini le monde un grand ricochet de fourberies. Médecins, juges, magistrats, docteurs, écrivains, gens de lettres, comédiens, femmes du monde, grands seigneurs, financiers, dignitaires de l’Église, le romancier passe en revue toutes les classes de la société ; ses personnages sont pour lui des marionnettes, et ces marionnettes, il les dépouille de leurs chapeaux à plumes, de leurs manteaux brodés, il nous en fait voir le mécanisme et les ficelles qui les font mouvoir et il nous les donne pour ce qu’elles sont, des poupées dont la vanité et l’intérêt sont les ressorts secrets.