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pour nous son idéal moral, qu’une correspondante inconnue l’aura, sans doute, invitée à lui exposer :


MADAME… Êtes-vous jeune ? En ce cas, soyez sage, et vous deviendrez un véritable prodige ! Êtes-vous vieille ? Soyez prudente avec bonne humeur et décemment agréable, en vous réjouissant d’avoir pu passer aussi longtemps, sans trop de dommage, à travers un monde semé de périls ! Êtes-vous naturellement gaie ? Si vous avez ce bonheur, ne vous écartez jamais de votre route pour chercher le plaisir, et vous ne cesserez point de le trouver ! Êtes-vous sérieuse ? Rappelez-vous que c’est se montrer ingrat que de n’être pas heureux !… Êtes-vous jolie ? Gardez-vous de l’affectation, sous peine de voir votre charme s’évaporer promptement ! Êtes-vous laide ? Sachez rester naturelle, et vous effacerez toutes les beautés !… Êtes-vous dans une situation modeste ? Contentez-vous de votre situation, sans apporter à cela rien de solennel ; faites-vous une philosophie, mais sans essayer d’obliger les autres à vous admirer ; et accoutumez-vous à voir le monde sous sa vraie lumière, mais, le plus souvent, en gardant vos pensées pour vous seule ! Ou bien enfin avez-vous sommeil ? Mettez-vous au lit, et dormez à votre aise !


Fille d’un pasteur anglican, Elisabeth Carter avait pour frère un autre pasteur qui, ne voulant point réciter devant ses paroissiens, chaque dimanche, certains passages du Credo qu’il avait cessé de tenir pour vrais, et ne pouvant se résigner toutefois à abandonner ses lucratives fonctions, avait imaginé de s’adjoindre un vicaire, simplement pour réciter à sa place les formules susdites. Mais Elisabeth, à coup sûr, en un cas semblable, aurait poussé le scrupule beaucoup plus loin encore : car on ne saurait imaginer une âme plus droite et plus noble, exhalant un parfum plus délicat de beauté morale. Nulle trace, chez elle, de la moindre affectation de savoir, ni de supériorité intellectuelle. À l’archevêque Secker, qui l’avait complimentée de sa traduction en ajoutant qu’elle devrait, tout de suite, commencer une biographie du moraliste stoïcien, elle répondait naïvement : « Si quelqu’un doit en effet écrire la vie d’Épictète, j’estime que, du moins, ce ne peut pas être moi, attendu que j’ai à faire une douzaine de chemises ! » Ses talens de cuisinière étaient si appréciés que tous les membres de sa famille lui confiaient, notamment, la préparation d’un certain gâteau de baptême, toutes les fois que naissait un nouvel enfant. Elle adorait aussi la danse, les longues promenades dans les, champs voisins de sa petite maison de Deal, où s’est passée toute sa longue vie ; et chacune de ses lettres nous révèle un cœur débordant de tendresse et de compassion, toujours avec ce rayonnement de sereine lumière que ses amis s’accordaient déjà à signaler comme l’un