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peut arriver à tout et à qui tout chemin semble bon pour arriver. Saint-Simon a très bien reconnu dans Louis XIV l’homme qui continue et qui consomme l’œuvre de Richelieu ; c’est-à-dire qui porte les derniers coups à la puissance nobiliaire en la déracinant du sol et en travaillant avec persévérance à lui substituer partout le gouvernement des commis, des intendans et la bureaucratie. Et la noblesse, plus aveugle que Saint-Simon, donne elle-même les mains à cette politique. Elle abandonne ses provinces et ses châteaux, elle accourt à Versailles ; papillons que la flamme attire et qui y laissent leurs ailes. Ne pas vivre à Versailles, c’est ne pas vivre du tout ; être hors de la présence du maître, c’est s’ensevelir dans les ombres de la mort. Les descendans des anciens barons féodaux et de la vieille aristocratie qui tenaient tête encore à Richelieu, n’aspirent plus qu’à goûter les délices de Versailles, et ils achètent cet honneur et ce bonheur au prix de ce qui leur restait de puissance. Ils se font courtisans et ils en sont fiers ; tenir le bougeoir au coucher du Roi, lui présenter la serviette à son lever, entrer dans ses carrosses, obtenir le tabouret pour leur femme, voilà le suprême honneur où se hausse leur ambition. Un regard, un sourire du Roi, cela leur tient lieu de tout. Et s’ils convoitent les charges, les dignités et les pensions, ils s’abaisseront aux dernières soumissions pour se gagner la bienveillance des secrétaires et des commis très bourgeois aux mains desquels le maître confie le pouvoir et le gouvernement. Règne de vile bourgeoisie, s’écrie Saint-Simon. Et l’on comprend à quel point ce spectacle blessait ce duc et pair qui rêvait la restauration de l’aristocratie et le gouvernement de la France par les ducs et pairs.

Ce qui est certain, c’est que la noblesse se corrompt rapidement, dès qu’elle n’est plus une puissance. Le principe de sa moralité est le sentiment de sa responsabilité ; n’ayant plus à répondre de rien, ne représentant plus rien, ne portant plus le poids des intérêts généraux, ses pensées et ses sentimens s’affaiblissent, son âme décroît, s’amoindrit ; et cet état d’affaiblissement, de décroissance, Saint-Simon le contemple d’un œil navré et le décrit avec indignation. Et, comme on peut croire, il n’en veut pas moins aux vices des parvenus, de ces gens de rien, qui voient toutes les carrières s’ouvrir devant eux, que l’esprit d’intrigue même à tout, qui se plaisent à tenir la noblesse à leurs pieds et dont quelques-uns font de leur fortune