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beau moral, et que rien n’égale sa perspicacité à le découvrir, si ce n’est sa complaisance à le peindre partout où il le rencontre. Que la vertu se présente à lui sous les traits du duc de Beauvilliers ou du cardinal de Noailles, ou du duc de Chevreuse, ou de Vauban, ou de Chamillart ou du petit Renault, etc., etc. ; il la salue et la note avec une chaleur de style et une vivacité de sentiment où il met toute son âme ; mais il fait mieux, il la va dénicher dans l’ombre où la destinée la condamne souvent à demeurer. En le lisant, on est frappé de tout ce que la France possédait alors de caractères intègres, purs et élevés, vraiment antiques, et on pourrait tirer de ses Mémoires toute une galerie de portraits qui font honneur à l’espèce humaine. Ce qu’on peut dire, c’est que Saint-Simon n’avait ni superstition, ni penchant à aucune espèce d’idolâtrie, et cela ne tenait pas seulement à la fermeté de son jugement, mais à ses doctrines politiques qui faisaient de lui l’adversaire de naissance et par instinct de la politique de Louis XIV.

Dans ses Mémoires, si on ne s’arrête pas à telle ou telle boutade échappée à sa plume prime-sautière, si l’on considère l’ensemble et les conclusions qui en ressortent, le Grand Roi reste grand et, malgré l’emportement de ses critiques, sa figure conserve sa majesté imposante et dominatrice. Mais les tendances et les résultats politiques du règne sont sévèrement censurés. Tout épris de son idéal d’une monarchie aristocratique, qui paraît de fort bonne heure avoir été impossible en France, Saint-Simon reconnaît dans Louis XIV, ce qu’il fut réellement, l’ennemi de l’aristocratie, qu’il veut réduire à être l’ornement de son trône le destructeur de ce qui lui restait de puissance, le niveleur par excellence, et il appelle son règne, un règne de vile bourgeoisie. Voilà ce qui le rend insensible à tous les prestiges, et le dispose à nous révéler les petitesses et les misères cachées de cette royauté. Aussi est-ce grâce à lui que nous pouvons pénétrer dans les coulisses du grand règne ; car quel règne, quelle société n’a pas ses coulisses ? On ne peut représenter toujours ; la fatigue à la longue en serait trop grande, et ce n’est que dans les contes de fée que les princes et les princesses dorment leur couronne sur la tête. À Versailles, les représentations royales et princières étaient coupées par des entr’actes. Le rideau tombé, les acteurs se dépouillaient de leurs diadèmes, de leur robes traînantes, de leurs coiffures étagées, de leurs sentimens et de leur