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1675, le plus tard venu de tous les écrivains du grand règne, il est le représentant fidèle et pur de ce qu’il y avait de neuf et d’un peu révolutionnaire dans la jeune littérature de la fin du siècle. Par le ton, par le style, par la façon de voir les choses et de les rendrez, il est à cent lieues de l’esprit à la fois romanesque et précieux qui régnait dans les œuvres littéraires du milieu du siècle. La verdeur de bon sens qui caractérise Boileau et Molière, ces deux grands ennemis du scudérisme, il la pousse à l’extrême et chez lui la sincérité du coup de plume arrive à la crudité. Mais en revanche, Saint-Simon était né d’un père âgé de près de soixante-dix ans et ses idées, ses principes, ses doctrines politiques et sociales sont celles de la jeunesse de son père. Ainsi, par le tour d’esprit et le ton, Saint-Simon est de la fin du siècle ; par les idées, il est du commencement, et voilà ce qui, joint à son génie, fait de lui un historien d’une originalité sans pareille.

On a beaucoup et souvent parlé de la mauvaise humeur de Saint-Simon. On a dit qu’il représentait la mauvaise humeur douée de génie. C’est lui faire trop d’honneur que de la marier ainsi avec le génie ; je suis porté à croire qu’une nature dont la mauvaise humeur est le fond est nécessairement une nature médiocre. Et Saint-Simon paraît en avoir jugé de même, car il en a fait un portrait peu avantageux dans la personne du marquis d’Ambres.

« Le marquis d’Ambres, dit-il, qui avait grande mine, de l’esprit, beaucoup de hauteur, qui quitta le service pour ne pas écrire Monseigneur à Louvois qui ne lui pardonna jamais, ni le Roi non plus. Il avait de grandes terres, où il fit le petit tyran de province, comme autrefois, s’y fit des affaires désagréables, et eut force dégoûts dans sa charge de lieutenant-général de Guyenne… Il ennuyait souvent le peu de monde qu’il voyait, à la Cour, où, quoique mal, il allait souvent. Après la mort du Roi, il tint chez lui, à Paris, quelques jours de la semaine, une petite assemblée de vieux ennuyeux comme lui, où se débitaient les nouvelles et la critique des esprits chagrins. »

Saint-Simon avait autant de répugnance que le marquis d’Ambres à donner du « Monseigneur » à Louvois, mais il n’avait garde, pour cela, d’entrer dans la confrérie des vieux ennuyeux et. des esprits chagrins. Le côté polémique et critique, et la véhémente indignation de Saint-Simon ont trop fait oublier que jamais homme n’eut plus que lui le sentiment et l’amour du