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littératures qui prétendent être à eux-mêmes leur propre principe, venir au monde sans pères et sans ancêtres.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que, dans une époque à ce point déséquilibrée, les nations qui, comme la France, sont parvenues à opérer une synthèse romaine des diverses parties d’elles-mêmes, soient obligées, pour la maintenir, de faire des efforts chaque jour plus laborieux, et que tout le monde latin, y compris l’Italie, perde de plus en plus confiance dans sa grande tradition intellectuelle et incline trop volontiers à prendre le désordre pour la force, l’obscurité confuse pour la profondeur, l’extravagance incohérente pour l’originalité. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, peut-être ; mais il y a lieu, certes, de le regretter profondément. Si donc le monde, en croissant et en se compliquant outre mesure depuis un siècle, semble se soustraire à la puissance synthétique et harmonique du génie latin pour se ruer dans un délire orgiaque de forces énormes et désordonnées, il n’en est que plus urgent pour nous, enfans de Rome, de tendre toutes nos énergies afin de soumettre au génie harmonique de notre race ce chaos de forces aveugles. Si toute civilisation est une synthèse de forces opposées, il faudra bien qu’un jour aussi la confusion de notre société moderne s’équilibre dans une harmonie plus belle et plus douce. Quelle faute ce serait, — faute que la postérité ne pardonnerait ni à notre génération ni à celles qui suivront la nôtre, — si nous laissions périr une séculaire tradition d’ordre social et de discipline intellectuelle, précisément à l’heure où cette tradition, rajeunie selon l’esprit des temps, pourrait être le plus utile au monde par sa vertu équilibrante : la tradition qui se résume dans les deux syllabes du mot « Rome, » si souvent répétées depuis vingt-sept siècles et avec des sentimens si divers, mais au son desquelles, j’ai pu encore, en ce commencement du XXe siècle, — et ce sera le plus précieux souvenir de ma vie, — voir frémir d’admiration et de reconnaissance presque deux continens !


GUGLIELMO FERRERO.