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sur les autres, de sorte que chacun d’eux se retrouve aussi dans les autres, la littérature dans le mouvement politique et le mouvement politique dans la littérature, l’idéologie dans les intérêts pratiques et les intérêts pratiques dans l’idéologie, le raffinement de la haute culture dans la religion et dans la politique, la politique et la religion dans toutes les manifestations de la haute culture, et ainsi de suite.

Remarquons d’ailleurs que, entendue en ce sens, l’éternité de Rome est une conquête qui, faite sur le temps, doit se recommencer sans cesse. Car, si toute civilisation, dans son plus parfait épanouissement, est une synthèse de forces opposées, ces synthèses-là ne se préparent que par de longues périodes de disproportion et de dissociation intérieures, périodes où se perd le sentiment de l’unité vitale, et où l’on ne comprend, où l’on n’admire plus que les phénomènes particuliers de l’histoire. Or, sans nul doute, nous vivons en des temps où le monde va se déséquilibrant de jour en jour davantage dans sa masse trop accrue. Nous assistons à la démolition finale de la société créée sur les ruines du monde ancien par le christianisme, à cette démolition que l’Humanisme et la Réforme avaient commencée, que la science et la philosophie du XVIIe et du XVIIIe siècle ont continuée, que la Révolution française accéléra de sa poussée formidable, et qu’achèvent en notre siècle avec une activité forcenée les progrès de l’industrie et du commerce, l’universelle fureur de gagner de l’argent et l’extraordinaire développement de l’Amérique. Mais, de cette immense révolution de l’histoire au milieu de laquelle nous vivons, de cette suprême dissolution d’un ordre de choses si ancien et si vénérable, naissent partout à foison de monstrueuses créatures : États à demi barbares et à demi rongés par les vices des civilisations les plus décrépites ; villes énormes et informes ; armées qui grossissent démesurément malgré la décadence de l’esprit militaire la plus rapide que l’on ait jamais vue ; fabuleuses richesses qui s’accumulent sans avoir d’autre objet que leur propre accroissement ; industries gigantesques qui n’ont plus à côté d’elles le naturel soutien de l’agriculture ; agricultures immenses auxquelles manque le complément naturel de l’industrie ; philosophies détachées de la pratique et mourant d’asphyxie dans une atmosphère trop raréfiée de préoccupations purement intellectuelles ; sciences qui se plongent si avant dans la pratique qu’elles en étouffent ; arts et