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compromis entre la réalité et l’idéal, et se dédouble sans cesse, gardant sa personnalité, ses défauts, ses vertus et ses manies propres, au milieu d’une fantasmagorie perpétuelle. Beaucoup s’y trompent, attribuent à l’homme la nature de l’artiste, ne distinguent pas entre le masque et le visage, entre le cri du cerveau et le cri des entrailles, refusent d’accorder aux comédiens les sentimens de l’humanité moyenne : erreur assez naturelle après tout, puisque les gens de théâtre n’établissent pas toujours eux-mêmes une cloison étanche. On surprend les spectateurs, même clairvoyans, en leur racontant qu’aux scènes les plus pathétiques, les gens de théâtre sont capables de mêler mille lazzis et mystifications qui ne passent point la rampe ; on éprouve quelque étonnement d’apprendre que ces héros, ces rois, ces bandits de haut vol, si fièrement drapés dans leur dignité, et perchés sur leurs grandes phrases, sont doux, aimables, gais dans l’intimité, oublient leurs triomphes ou leurs catastrophes imaginaires, aussitôt qu’ils ont ôté leur fard.

Marie Dorval, par exemple, était charmante quand elle causait ou écrivait : Th. Gautier nous le dit, et d’autres témoignages attestent la vérité du portrait qu’il nous fait d’elle. « Le propre de l’esprit de Mme Dorval, dit-il, c’est une gaieté franche et de bon aloi, naïve et jeune comme la chanson de l’oiseau qui court les épis, obligeante, et vous mettant tout de suite à l’aise, qui que vous soyez, ce qui est le propre des véritables riches en fait d’esprit, nobles cœurs qui tendent la main aux plus pauvres. La conversation de Mme Dorval ne s’alimente jamais de ces lieux communs si tristes que Voisenon appelle de bons amis qui ne manquent jamais au besoin ; elle se pend au contraire, le plus follement du monde, aux branches de la folie ou du paradoxe, secouant l’arbre à le briser, animant tout, raillant tout, imprudente à se dépenser de mille façons, et ne concevant pas que l’on puisse faire des économies. Nullement ambitieuse de l’effet, n’affichant aucune prétention au mot, Mme Dorval l’atteint sûrement ; toutes ses témérités d’esprit sont heureuses. La candeur de cet esprit est son cachet, il vous monte au nez comme le bouquet du meilleur vin… On trouve dans son salon (1838) tout le confortable et toute l’élégance du jour, des albums, des tableaux, des statuettes, un piano, des fleurs, de la tapisserie et des porcelaines. Nous n’y avons pas vu de voile noir, de poison des Borgia, de lame de Tolède, ni de stylets. On