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Duchesse de Berry, qui complimenta l’actrice, et la trouva charmante, peut-être parce qu’elle lui ressemblait beaucoup. Un soir, le directeur conduisit Madame au foyer du Gymnase où il avait, en bon courtisan, fait placer le buste de l’Altesse. Elle le remercia d’une façon qui le confondit : « Mon cher Poirson, vous avez décoré votre foyer du portrait de Mlle Déjazet ; c’est très galant. »

Alexandre Dumas fils, qui avait écrit pour Virginie le rôle de Marguerite Gautier dans la Dame aux Camélias, fut étonné par elle, mais d’une autre manière. Elle refusa de jouer le rôle ; il essaya de la convaincre, alléguant : « Vous avez bien joué Frétillon. — Eh bien ! oui, répondit-elle ; mais Frétillon se donne, et votre Marguerite Gautier se vend. » Elle tint bon, et se priva d’un succès qui aurait eu pour elle de lointains retentissemens.

En 1844, Déjazet ne connaissait point Béranger, elle qui avait incarné Frétillon, le Tailleur et la Fée, Lisette, mise en musique par Frédéric Bérat. Un jour elle lui écrivit : « Monsieur, je suis heureuse que M. Bérat m’ait choisie pour me faire l’interprète d’une admiration que sa douce mélodie ferait revivre, si jamais elle pouvait s’éteindre. Son cœur d’artiste m’accorde plus d’éloges que je n’en mérite. Le succès est-il douteux quand on chante Béranger ? Plus d’une fois, j’ai dû le mien à ce grand nom. Aussi est-ce après l’hommage que le monde entier lui rend par ma bouche, que j’ose, moi, pauvre rien, lui offrir celui de ma sincère reconnaissance. » Le poète répondit : « Non, mademoiselle, vous ne me devez rien ; c’est, au contraire, moi qui vous suis obligé. Avec des auteurs distingués à qui je dois des actions de grâce, vous avez travaillé à ressusciter quelques-unes de mes filles chéries, et votre rare talent, adoré du public, a réveillé bien des fois le souvenir du nom de leur père, dans un pays où les noms sont bien vite oubliés… Les commentaires sont bien souvent au-dessus du texte ; le mien s’est enrichi de tout l’esprit qu’on vous connaît, et bien des écrivains ont pu me porter envie. Si je n’avais eu le tort si ridicule de venir au monde trente ans avant vous, mademoiselle, il me semble que vous eussiez été ma première fée… » Lisette voulut voir Béranger, l’entendre, lui parler ; il avait dans sa chambre Génin, Antier, et exprima tout de suite à Déjazet son regret d’être empêché par son âge d’aller l’applaudir. « Vraiment, s’écria-t-elle, vous auriez du plaisir à m’entendre ? —