Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/828

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

origines d’un mouvement que les journaux appellent à tort insurrection ou révolte. Les Arnaoutes ont été les premiers partisans de la Constitution dont, à la vérité, ils comprenaient mal les tendances et le caractère réel, mais dont il eût été politique de leur enseigner les bienfaits autrement qu’à coups de canon ou de fusil. C’est l’expédition insuffisamment justifiée de Djavid Pacha dans les montagnes de l’Albanie du Nord, ce sont les excès commis par ses soldats qui ont soulevé derrière lui les Arnaoutes frémissans et altérés de vengeance. L’Albanie n’est pas une Vendée insurgée pour un sultan déchu, c’est une Ecosse qui lutte pour ses traditions, son particularisme, sa langue. Le gouvernement ottoman ne pouvait laisser intercepter le chemin de fer d’Uskub à Mitrovitza et devait assurer, même par la force, les communications entre les bourgs de l’Albanie du Nord ; mais il fera preuve d’esprit de justice en même temps que d’esprit politique, s’il ne cherche pas à réduire les « insurgés » dans leurs montagnes : les Turcs n’y trouveraient que des pierres et des coups. Déjà, il y a trop de victimes, trop de villages incendiés, trop de femmes insultées ; les Jeunes-Turcs ont le plus grand intérêt à ne pas s’aliéner à jamais cette fière et forte race qui a déjà donné à l’Empire tant d’hommes d’État, tant de braves soldats, et à laquelle il n’a donné, lui, ni un chemin de fer, ni une route, ni un canal d’irrigation, ni une école. La Jeune-Turquie, avant de se montrer trop exigeante vis-à-vis des Albanais, a beaucoup à réparer vis-à-vis d’eux ; ce n’est que peu à peu, et par des bienfaits, qu’elle fera la conquête de ce peuple qui, cramponné depuis tant de siècles à ses montagnes, n’a jamais abdiqué, devant aucun conquérant, ni ses coutumes, ni son langage, ni son fier particularisme.

La méthode que le gouvernement ottoman appliquera aux Albanais est observée avec une attention inquiète par les Etats balkaniques. Beaucoup de Bulgares, de Serbes, de Grecs, vivent sous la loi turque en dehors de la Bulgarie, de la Serbie, de la Grèce. Il existe aussi, dans les montagnes du Pinde, mêlés aux Albanais, beaucoup de Valaques dont les Roumains se proclament « frères. » Chacun des peuples qui entourent la Turquie d’Europe se trouve donc dans l’obligation morale de ne pas se désintéresser du sort de ces « frères séparés » qui, après avoir été si longtemps les sujets, la raïa du Grand Seigneur, sont devenus, par la vertu de la Constitution, des citoyens de l’Empire