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amputé. Car enfin il est hors de doute, ce me semble, que, quand on y aura bien réfléchi, on ne trouvera pas d’autre différence essentielle entre ces deux façons de vivre en société qui se nomment la civilisation et la barbarie, entre l’empire de Trajan et la royauté des Lombards, entre un État quelconque de l’Europe et ces infimes tyrannies qui dominaient encore une si grande étendue de l’Afrique avant la conquête européenne, sinon la suivante : dans une société civilisée, ceux qui gouvernent, qui administrent, qui jugent, c’est-à-dire qui règlent les rapports des hommes entre eux, sont pourvus d’une haute culture philosophique et littéraire, tandis que, dans les pays et aux époques barbares, ils accomplissent leur fonction en se conformant à de vieilles traditions non discutées, en se référant aux simples préceptes de religions encore grossières, et, pour le reste, en suppléant à ce qui leur manque, soit par leur rude génie naturel, soit par l’emportement des passions.

Mais, si l’on admet cela, et je ne vois pas comment on pourrait se refuser à l’admettre, force est bien de reconnaître aussi que, dans l’avenir comme dans le passé, Rome sera partie intégrante de cette haute culture, à condition toutefois que nous, qui précisément sommes ses enfans, nous ne nous obstinions point, par un esprit mal entendu de fausse modernité ou, pis encore, par un accès quinteux de malsain exotisme, à vouloir raser jusqu’aux fondemens les derniers restes de sa grande histoire. Complète et synthétique, facilement remodernisable à toutes les époques, commode à étudier, vaste, mais pas à tel point qu’elle excède les forces compréhensives de l’esprit humain, cette histoire, est en quelque sorte une miniature très nette ou une esquisse très lucide de l’histoire universelle ; et c’est pour cela que, dans la culture des peuples modernes, elle peut et doit servir de couronnement commun à l’éducation qui, en chaque pays, commence naturellement par la littérature et par l’histoire nationales. Ne nous laissons pas décourager par la décadence passagère de cette tradition intellectuelle ; c’est au contraire un surcroît de forces que nous devons tirer, afin de la rénover, de ces phénomènes mêmes qui, selon une opinion très répandue, devraient nous ôter toute confiance pour l’avenir. Si notre siècle est profondément matérialiste, si, en dépit de la civilisation générale, il va se divisant et se subdivisant en un grand nombre de peuples, de langues et de cultures différentes,