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temps et le travail, nous nous réduisons, parmi les innombrables affaires qui nous encombrent l’esprit, à n’avoir plus le loisir de nous souvenir de nous-mêmes et d’être des hommes. Cette subtile angoisse, c’est par elle, peut-être, que l’homme expie le péché d’orgueil commun à toutes les civilisations, le péché de croire qu’à chaque génération, ou peu s’en faut, il est capable de se créer par lui-même une destinée nouvelle, une destinée unique, la plus grande et la plus belle ; et l’homme moderne, contraint à subir dans le présent cette angoisse, la retrouve idéalisée par le recul des temps dans l’histoire de Rome.


Il est facile maintenant de comprendre en quoi consiste ce privilège de l’histoire romaine auquel j’ai fait allusion tout à l’heure, en ajoutant que l’intérêt commun de tous les enfans de Rome était de ne pas le laisser prescrire. Des études classiques, et par conséquent aussi des études romaines on a fait peu à peu l’opposé de cet esprit pratique et positif qui serait une des plus hautes vertus de notre bienheureuse époque. Mais sur quel fondement ? Pour le montrer, il suffit de se poser cette seule question : — Est-il possible d’imaginer que les progrès des arts mécaniques et des sciences chimiques aient un jour pour effet de rendre inutiles dans le monde les hommes d’Etat, les administrateurs, les diplomates, les juristes, les généraux, les éducateurs, les lettrés, les philosophes, les ministres de la religion ? — La réponse est impliquée dans la question même : car il est bien clair que, dans n’importe quelle civilisation, il ne suffit pas aux hommes de dominer la nature, il leur faut aussi savoir agir sur les esprits de leurs semblables.

Or, par la réponse faite à cette question, le problème si controversé des études classiques est déjà résolu, au moins en principe. Ce ne sont pas les sciences physiques, c’est seulement la littérature, l’histoire et la philosophie qui peuvent servir d’enseignement, de préparation et de discipline à cette partie de tout organisme social dont la fonction est, non d’opérer sur la matière du monde physique, mais d’agir sur les esprits de nos semblables, non d’exploiter les forces de la nature, mais de régler les rapports des hommes entre eux. Donc, il n’est pas même possible de concevoir notre civilisation dépouillée de sa culture littéraire, historique et philosophique, pas plus qu’il n’est possible de concevoir un être vivant dont un organe vital aurait été