Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confuse et terrible, non seulement en apercevoir le fond, mais aussi se mirer en elle et s’y retrouver.

Dans cette histoire, notre siècle a retrouvé çà et là, dispersés fortuitement, maints petits fragmens de lui-même : par exemple, quelques-unes des luttes que les partis se livrent aujourd’hui en France ; par exemple, certains horoscopes que l’on tire aujourd’hui en Angleterre sur les destinées de l’Empire et sur le sort de l’aristocratie débilitée ; par exemple, le conflit, si ardent en Amérique, entre la tradition puritaine et la trouble civilisation de l’argent. Mais il y a retrouvé aussi et surtout, dans cette histoire ancienne, la loi suprême du destin qui pend sur sa propre tête, à savoir cette implacable et mystérieuse ironie de la vie, qui annihile dans leur triomphe même tous les grands essors de l’humanité, la tragique désillusion de toutes les générations qui ont le bonheur ou le malheur de vivre en un temps où une ère historique approche de son sommet, quand l’heure arrive où elles pressentent que, mieux leur effort réussit, plus il devient inutile. De même que Rome s’est anéantie dans la conquête, en y perdant ses vertus militaires et politiques et pour ainsi dire sa propre essence, de même notre civilisation » devenue puissante à produire de prodigieuses richesses grâce à une séculaire et méthodique culture, détruit maintenant peu à peu cette culture en ensevelissant ce qu’il y a en elle de plus noble, art, littérature, philosophie, religion et politique, sous l’alluvion des nouvelles richesses hâtivement produites ; en sacrifiant ou en compromettant sourdement, dans toutes les choses, au profit de la quantité appréciable par la grossière raison du nombre, la qualité dont l’excellence n’a pas de mesure définissable, sur laquelle on peut discuter à perte de vue, et qui, par cela même, est une perpétuelle cause de discorde en même temps qu’elle est l’unique source de la vraie grandeur. Il y a trouvé enfin, dans cette histoire ancienne, la subtile angoisse que cette contradiction fondamentale met dans tous les essors historiques qui s’élèvent bien vite vers leur point culminant. De même que Rome souffrit de se dénaturer dans sa victoire et se crut perdue à la veille de son apogée, de même, nous aussi, nous éprouvons un malaise à mesure que les richesses croissent autour de nous. A force de vouloir nous faire la vie commode, douce et aisée, nous la grevons intolérablement de complications, de responsabilités et de devoirs ; à force de vouloir épargner le