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remodernisé en rien l’histoire romaine ; tout au contraire, en revenant au point de vue d’où Tite-Live était parti, point de vue qui, d’ailleurs, ne lui appartient pas en propre, puisqu’il lui est commun avec nombre d’autres écrivains de la même époque ; en revenant, dis-je, à ce point de vue, en le débarrassant des préoccupations morales et politiques des temps modernes et en m’efforçant de le corroborer par l’expérience plus mûre d’une civilisation plus vieille de vingt siècles, j’ai retrouvé le véritable esprit de l’antiquité. Cette mienne histoire de Rome, que quelques-uns ont jugée révolutionnaire, est déjà tout entière en germe dans la courte préface que Tite-Live a mise en tête de son grand ouvrage, pour regretter la simplicité et la pureté des vieilles mœurs, gâtées par la corruption qui, peu à peu, envahit Rome.

Or, quiconque étudie à fond cette doctrine de la « corruption, » qui préoccupa et qui inquiéta si longtemps la pensée romaine, discerne aisément dans les trois vices capitaux, avaritia, ambitio, luxuria, la cause qui, progressivement, de génération en génération, fait grandir les besoins et les appétits, et qui, au début du XXe siècle, nous oblige tous à nous exténuer de travail. L’avaritia est la fureur du gain continu, péché aujourd’hui commun à tous les hommes, dans toutes les classes de la société. L’ambitio est ce que nous appelons l’‘« arrivisme, » cette irréfrénable poussée par laquelle tous les hommes s’efforcent de se hausser à une situation supérieure à celle où ils sont nés. La luxuria est la passion d’accroître toujours ce confort, ce luxe, ces jouissances dont l’Europe et l’Amérique ont positivement la frénésie. Mais, si l’on entend ainsi la doctrine de la « corruption, » toute l’histoire de Rome, même en ses périodes les plus remplies de révolutions, de guerres et de conquêtes, cette immense histoire qui, depuis tant de siècles, se dresse devant notre civilisation ainsi qu’un prodige, est ramenée facilement, comme à un de ses plus profonds et de ses plus puissans moteurs, à un phénomène que chacun de nous peut comprendre sans peine, puisqu’en ce moment même ce phénomène environne de toutes parts notre propre existence. Voilà pourquoi le siècle de l’électricité et de la vapeur, en mettant l’œil à l’oculaire disposé, il y a vingt siècles, par Salluste et par Tite-Live pour des observations moins modernes, pouvait, non seulement plonger son regard au milieu de cette histoire