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lyrisme que celui de la chair, sans philosophie que celle de la nature, sans idéal que celui des gloires terrestres, — sauf un acompte de béguinages et d’œuvres pies pour le rachat du ciel.

Si cette esquisse se fût achevée, la Belgique eût été ce que fut la France. Peu s’en fallut que la conquête flamande ne réussît, avec le concours de l’Angleterre ; mais elle se heurta à la résistance plus sèche, plus nerveuse et plus sobre des gens de la Champagne, de l’Ile-de-France et des pays d’outre-Loire. Pour l’équilibre et la santé de l’histoire européenne, il fallait que ce débordement de luxe, de matière et de chair fût comprimé, il fallait que Jean van Eyck et Roger de la Pasture fussent contenus avant de devenir Rubens ou Jordaens. L’âme française tint bon : l’âme française, c’est-à-dire Jeanne d’Arc ! Jamais la partie n’avait été mieux engagée, mieux conduite, plus près d’être gagnée qu’aux temps de Philippe le Bon : défrancisé comparativement à son père Jean sans Peur, plus français et plus mesuré que son fils « le Téméraire, » il avait si bien dressé le double piège que la proie semblait ne pouvoir échapper. Le royaume des lys, réduit et corrodé par toutes ses frontières, ayant perdu sa capitale, voyant couler, par toutes ses veines ouvertes, son énergie vitale, était livré au plus ambitieux et au plus habile. Philippe était celui-là. Des trois adversaires, Charles VII, le régent d’Angleterre et lui-même, il se sentait l’homme du destin… quand il rencontra une autre destinée.

A vrai dire, sa prudence extrême hésitait encore et cette cauteleuse réserve compliquait le problème et le rendait plus dangereux et plus captieux encore. Le Duc n’ignorait pas les faiblesses de sa force et les tares de son trop récent et trop rapide succès.

Sa maison était si étroitement liée et subordonnée à la maison de France qu’il ne pouvait, sans un défi à l’opinion, faire litière de tous ses liens de fidélité, de vassalité, de parenté. Il y a un degré de perversité qu’on ne peut dépasser sans péril. Sa cause et celle du « Dauphin » s’entremêlaient de telle sorte qu’il était, pour ainsi dire, impossible de les opposer nettement l’une à l’autre : mêmes origines, même langue, mêmes goûts, mêmes serviteurs, mêmes séjours ; où commençait la France, où finissait la Bourgogne ? Avec les habitudes du temps en matière de subordination seigneuriale et personnelle, les limites étaient aussi mobiles sur le sol que dans les esprits. On vivait