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gâter, la suspicion ; plus funeste que l’or, le sombre pessimisme qui empoisonne les âmes ; de sorte qu’il n’est rien qui ne soit ou qui ne paraisse incurablement pourri. A l’ancienne concorde sociale succède le déchirement forcené des factions et des coteries qu’animent des haines atroces, et dont chacune reproche aux autres ses propres vices. La culture grecque pénètre et se propage facilement dans cette société déjà si ébranlée par les discordes, par la méfiance, par l’indiscipline ; mais, en même temps qu’elle affine ou fortifie les intelligences, elle en accroît le désordre. Des bouffées de fureur révolutionnaire passent à chaque instant sur Rome et sur l’Italie ; tant qu’enfin, le mal ayant pris de la force avec le temps et par sa propre virulence, il semble que, durant les vingt premières années du siècle qui précède l’ère chrétienne, la pieuse république de Camille et de Fabricius va se dissoudre dans l’impuissance, dans l’anarchie, dans les défaites, dans la rage insensée des discordes, et, finalement, dans la guerre civile. Que de fois, en ces fatales vingt années, les esprits même les plus intrépides durent-ils craindre que, sur cette colline sacrée, dans ce vallon du Forum où nous recherchons aujourd’hui avec une piété filiale les reliques de ces âges, ne passât bientôt, comme sur les lieux où avait été Carthage, la charrue du colon, effaçant à jamais de la surface de la terre les derniers vestiges de la ville scélérate et ensanglantée ! Un homme terrible, Sylla, sauve l’Empire en lui refaisant une armée à force d’argent et de saccages légitimes, et, par cette armée, en restaurant, à force de terreur, une grossière discipline sociale. Mais, lui disparu, et à mesure que les trésors de Mithridate, conquis par Lucullus, sont transportés en Italie, peu à peu s’y rallument, plus intenses, la fièvre des gains subits, la folie du luxe, l’ambition des grandes conquêtes ; et cela semble infuser une nouvelle vigueur à l’Etat décrépit.

Pompée suit l’exemple de Lucullus en conquérant la Syrie ; toute l’oligarchie maîtresse de Rome veut s’enrichir dans les provinces et auprès des potentats étrangers ; ceux qui ne sont pas de taille à conquérir un Empire, rançonnent les Etats et les petites principautés qui tremblent devant l’ombre de Rome ; les cours des roitelets de l’Orient, comme la grande cour des Ptolémées, à Alexandrie, sont envahies par des chevaliers et par des sénateurs faméliques qui, après avoir extorqué de l’argent par cajoleries et par menaces, reviennent le dépenser en Italie,