Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/664

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

figures d’hommes, comme on les interrogera dans quelque deux ou trois cents ans, si elles subsistent encore, et s’il ne subsiste plus ni de titre ni de nom pour les expliquer.

Le titre que M. Jacques Blanche a donné à son double portrait, Anniversaire (avenue d’Antin, salle II, no 120), ne nous aidera pas assez pour nous gêner beaucoup dans notre tentative. Nous ne savons qui sont ce vieux monsieur et cette vieille dame assis l’un près de l’autre sur le moine canapé ; nous pouvons oublier qui est M. Jacques Blanche. Mais nul n’hésitera, aujourd’hui comme dans cent ans, à les identifier ainsi : École anglaise. Un vieux ménage anglais à la fin du XIXe siècle on an commencement du XXe siècle. Car cette œuvre, qui comptera parmi les plus belles du maître, n’est pas britannique seulement par sa couleur et sa facture : elle l’est encore par son sentiment. Il y règne un grand silence, il y passe une longue vision. Nous ne la voyons pas, mais nous voyons que ces deux êtres la voient : cela suffit. Ils ont tous deux, selon le mot d’un de leurs poètes :


A countenance in which did meet
Sweet records………


Lui, il voit, en la regardant de tous ses yeux, une autre femme qu’elle, une femme disparue pour nous sous le voile épais des années. Elle, qui ne le regarde pas, suit, dans le vide, la théorie des années écoulées, des rêves réalisés, des rêves détruits, des choses inachevées peut-être… Le titre « anniversaire » se suppose sans peine. Ils sont à l’âge où presque chaque jour devient d’heur ou de malheur « un anniversaire » et chaque anniversaire un palier où l’on s’arrête volontiers pour regarder les degrés de l’« escalier d’or » qu’il faut maintenant descendre… Tout cela nous est dit sans phrase, sans éclat, par les moyens les plus simples et les plus spécifiques de l’art de peindre : le geste juste, l’attitude unique, l’expression spontanée. Et je ne dis rien des harmonies de la couleur, des vigueurs et des splendeurs du métier, qui sont inexprimables ! Le métier disparaît dans la simplicité et la gravité de l’ensemble.

Après cela, il importe bien peu que ce soit ou non de la peinture « anglaise » plutôt que « française » et que voilà une pauvre chicane qu’on ne pensera guère à faire dans deux ou trois cents ans ! » Que le Gascon y aille si le Français n’y peut aller ! » disait l’autre, qui n’était point un si mauvais artiste et