Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/635

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par une robe d’une autre couleur, et d’exercer sur les cœurs l’empire du goût en faisant de rien quelque chose. » On ne peut mieux résumer la philosophie de cette chose si importante qu’on appelle le chiffon. Avec un ruban, avec un bout de dentelle, Julie se fait un autre visage. Hier elle était éblouissante, aujourd’hui elle a comme une grâce voilée qu’il faut deviner ; mais dans tout cela elle pense aux autres plus qu’à elle-même. Elle veut répandre autour d’elle un air de fête. C’est à cela que lui servent ses dentelles et ses rubans. « Elle s’amuse, dit Rousseau, pour amuser les autres, comme la colombe amollit dans son estomac le grain dont elle veut nourrir ses petits. » Et après cela, nous étonnerons-nous que Mme la Dauphine ait raffolé de cette Julie et que Saint-Preux se soit écrié : Julie, éternel charme de mon cœur !

Mais ce qui surprit les lecteurs, c’est que Julie était dévote. Cette âme tendre est naturellement portée à la dévotion, la dévotion à l’usage des cœurs sensibles, celle qui tient du soupir et de l’extase, la dévotion qui se distille, qui s’évapore dans l’oraison et dans le vague d’une contemplation rêveuse. Parfois le bonheur l’ennuie. « Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon âme avide cherche ailleurs de quoi la remplir : en s’élevant à la source du sentiment et de l’être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur, elle y renaît, elle y puise une nouvelle vie, elle y prend une autre existence qui ne tient point aux passions du corps ; ou plutôt, elle n’est plus en moi-même, elle est toute dans l’Être immense qu’elle contemple, et, dégagée un moment de ses entraves, elle se console d’y rentrer par cet essai d’un état plus sublime qu’elle espère être un jour le sien. » Ah ! Julie est un cœur vraiment intarissable que l’amour ni l’amitié n’ont pu épuiser, et qui porte ses affections surabondantes au seul être digne de l’absorber. Julie est plus encore qu’un cœur sensible, elle est la sensibilité même. Celui qui l’enfanta, cet illustre malade à qui il fallait le monde entier pour remplir les profondeurs de son être, souffla dans le sein de sa créature la flamme qui le consumait.

Et maintenant, il me reste à dire pourquoi, malgré ses charmes, Julie est pour moi une apparition mélancolique. C’est qu’elle est l’idéal du cœur sensible, l’idéal de Jean-Jacques et qu’en sa personne Rousseau a prononcé sur son propre idéal une condamnation. Cette sentence se lit dans l’une des dernières pages du